Comment bien parler de son sujet en 6x12 minutes tout en étant beau et chaud

Les médiums, et notamment audiovisuels, traitent peu de la question des difficultés sociétales rencontrées par les personnes handicapées. S'ils le font, le sujet occupe rarement une place central dans le récit, qui se déroule presque toujours d'un point de vue externe, à partir d'un regard qui se pose sur la personne concernée par son handicap. La question de la sexualité des personnes handicapées, de leurs désirs et de leurs pulsions n'existe pas dans le paysage de nos représentations.


Cette série argentine est une pépite, parce qu'elle est visuellement magnifique, parce qu'elle est rudement bien écrite, et parce qu'elle fait le choix de construire un discours sur la sexualité et le handicap à partir de son sujet.


Juana est une ado en fauteuil roulant, lourdement handicapée, travaillée par ses désirs. Elle déménage, entre dans son nouveau lycée, et elle se lie rapidement d'amitié avec Julia (Florencia Licera) et d'autres élèves, qui militent pour que des cours d'éducation sexuelle soient mis en place, conformément à la loi, et contre la volonté de la direction de l'établissement.
Juana s'investit dans cette lutte. Elle sort, s'amuse, découvre son plaisir, expérimente. Elle fait des erreurs aussi, se comporte parfois de façon impulsive ou égoïste, une ado comme les autres, et en même temps forcément particulière. Un particularisme qu'elle supporte mal, et elle s'insurge des regards misérabilistes et des raccourcis validistes. Elle se révolte, porte sa voix, revendique le droit de posséder son corps, de choisir ce qu'elle en fait. En bref, elle s'émancipe. Un personnage complexe, subtilement écrit, et merveilleusement joué par Marisol Agostina Irigoyen, dont c'est, chose incroyable, le premier rôle.


Certains personnages sont légèrement caricaturaux. Le "bully" (Juan Cruz El Gáname) sans profondeur, le proviseur (Beto Bernuez) et le professeur "vieux réacs" réfractaires dont on ne présente pas les motivations, et la figure de la vieille amie "toujours là au cas où" (Francisca Spinotti) dont on ne saisit pas bien l'importance scénaristique, déjà globalement comblée par la présence de la petite sœur (Marcio Ramses). Mais ceux-là sont aussi bien joués que les autres, bien équilibrés dans la construction de la série. Représentatif de cette diversité, le casting voit s'exprimer une pluralité de morphologies et d'expressions de genre.


Le personnage de la mère (Natalia Di Cienzo) est un subtil mélange de quelqu'un d'à la fois dépassée par son déménagement, le monde moderne, le handicap de sa fille et sa volonté d'émancipation, son rôle de mère, et sa vie de femme. Une autre réussite en terme de construction.


Visuellement, la série est magnifique. Les gros plans font ressentir chaque grain de peau, chaque émotion, ainsi que la sensibilité et la fragilité de Juana. L'importance donnée aux jeux de regards et aux yeux décuple l'implication émotionnelle du spectateur. Les ajouts picturaux et les effets graphiques qui apparaissent ici et là sont subtils, signifiants sur les états d'âme de l'héroïne, et s'adaptent parfaitement à la palette des plans. Que ce soient les néons, les couleurs vives, la musique et le rythme pop, tout s'organise pour créer un dynamisme qui fait de la série une expérience audiovisuelle plaisante de bout en bout.
Les scènes érotiques sont elles aussi joliment filmées. La nudité est parfaitement gérée, avec subtilité, et la chaleur qui se dégage des plans fait rougir comme il se doit. La sexualité d'une personne handicapée transparaît comme celle de n'importe qui, entre maladresse et plaisir intense.


Enfin, le meilleur argument d'Un mètre vingt, c'est son traitement du sujet du handicap. La sexualité se transforme en revendication politique au fil des épisodes, tandis que se révèlent les émotions, les joies et les frustrations de l'héroïne. Face au sentiment d'oppression qu'elle ressent dans son corps et face aux événements qui la dépasse, elle trouve une échappatoire dans la lutte, là où elle le dit elle-même, "elle se sent à sa place". En se plaçant de son point de vue, en faisant expérimenter au spectateur chaque parcelle de son nuancier émotionnel et de son intimité physiologique, la réalisation produit un sentiment d'empathie extrême, renforcé par la banalité des situations (prendre une douche, fumer dans les toilettes avec des ami.e.s, coucher avec quelqu'un, s'ennuyer en cours, textoter). La réalisatrice, elle aussi évoluant en fauteuil roulant, jette un regard loin des clichés et des représentations classiques du handicap à l'écran. Elle insiste sur la nécessité de se battre pour ses droits, dans un monde où de nombreux progrès restent à faire sur l'intégration des personnes handicapées, leur visibilité et leur correcte représentation. Une magnifique démonstration d'un empowerment.


La seule et unique raison pour laquelle ce ne sera pas un 10, c'est pour la scène de fin. Sans spoiler, oui, c'est visuellement beau, mais je trouve que ce n'était vraiment pas nécessaire, et que ça dissous plus que de raison le message politique (oui le sexe c'est politique, surtout dans cette série, mais on ne peut pas passer à côté de la critique faite régulièrement aux groupes militants d'être des "baisodromes").

AlexandreLcve
9
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le 28 déc. 2021

Critique lue 501 fois

4 j'aime

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