Chapitre 5 : À la merci de Rien
Quoi de pire que de manquer de Rien ? Ne ricanez-pas, au fond. Cet affreux bon-mot est des plus funestes : Rien arrive à terme. C'est comme tout. Après quinze ans – tout pile – de bons et loyaux services. Comme prévu, certes, mais ça n'est pas une raison pour s'épargner une poussière dans l’œil dès lors qu'arrive pour eux l'heure de nous saluer une dernière fois. En une ultime saillie goguenarde. Parce qu'il faut préciser qu'on a beau chialer dans notre coin, nous les simples auditeurs, les cinq garnements de Rien, eux, ont l'air plutôt fier de leur coup. Ils nous avaient bien eu avec 2, à nous faire croire qu'ils s'égaraient. Mis face à ce dernier témoignage, l'auditeur ébahi pourrait se mettre à penser qu'en fait ils avaient tout prévu depuis le début les salauds, qu'ils avaient toutes les cartes en main. Stratégie de longue haleine ou génie de l'urgence ? Encore un mystère que Rien emportera avec lui en se gaussant. Car 1 n'est pas un simple testament. C'est une gigantesque pierre tombale pyramidale, en verre. Ce verre même qu'un certain vagabond tendait vers le Soleil pour en faire jaillir mille couleurs.
Tout a été minutieusement planifié et disposé pour que nous accédions à l'ultime testament des Grenoblois. À commencer par la cérémonie funèbre. Nous sommes tous plantés là, sous l'averse matinale de ce lundi 1er décembre, de noir vêtus. Personne ainsi ne saurait distinguer sur le visage d'autrui la part d'eau salée qui coule silencieusement au milieu des grosses gouttes de pluie. De toute manière, personne n'y songerait, tout le monde regarde ses pompes. Les enterrements, ça ne plait jamais à personne, à part aux vers et aux célibataires. On a beau se dire qu'on n'enterre rien, ça fait quand même quelque chose. Et cet étrange bonhomme à l'écart du groupe, assis sur sa chaise en bois, qui se borne à pincer les cordes de sa guitare en une jolie ballade. C'est triste, émouvant, calme... c'est de rigueur. Le prêtre s'avance pour prononcer quelques mots au dessus du caveau. « Le vide est forme, la forme est vide. Et à part ça, moins que des choses. Rien. » De bien étranges paroles... Ce timbre, je pense le reconnaître. Cela fait bien longtemps que je ne l'ai pas entendu pointer le bout de son larynx, pourtant lorsqu'il ôte sa capuche pour exposer son faciès barbu au crachin tambourinant, impossible de se méprendre ; c'est bien Jull, la voix ponctuelle de feu-Rien. Quelque chose se trame, c'est pas possible autrement ! Le grand sourire qui se dessine sur le visage du grand bonhomme est tout ce qu'il y a de plus rassérénant. Un bruit se fait entendre en contrebas. Tout le monde s'approche pour se pencher au dessus du cercueil posé à six pieds sous terre. Quelque chose semble frapper depuis l'intérieur. Le bois se fissure, craque, et en jaillit un gigantesque Diable à ressorts. Je fixe, bouche bée, le rictus déformé de la grotesque créature de bois, qui pendouille bêtement d'avant en arrière. Alors que j'entends derrière moi la mélodie du guitariste s'accélérer et devenir entrainante, malgré moi, je me sens sourire. De ce même sourire que je vois contaminer tous ceux qui étaient venus assister aux obsèques d'un groupe qui nous aura bien joliment entubé jusqu'au bout.
Me voilà maintenant, accompagné d'une dizaine de passionnés jusqu'au-boutistes, à traverser la jungle tropicale pour le simple plaisir d'accéder aux dernières volontés de Rien. Le Diable sorti de sa boîte avait entre ses mains une cassette. La bonne blague. Il semblerait que groupe nous ait concocté sa dernière énigme ; une chasse au trésor. Sur la cassette, des mots. Ces mots, ce sont bien sûr ceux de Jull. Plus cryptiques que jamais, ils seraient censés nous indiquer la position. Pour nous aiguiller... ou mieux nous perdre. Ce serait bien le style de la maison ! Entre les lignes de ces descriptions hallucinées de paysages surréalistes, nous tâchons de déceler les indices qui nous ferons reconnaître cet endroit précis auquel Rien veut nous amener. Un cri à ma droite. L'un de nos compagnons vient de trouver celle qu'il pense devoir nous sortir du pétrin : une salamandre. Elle brille de mille feux, comme nous le murmure la voix dans le magnétophone. Et puisque « la nuit vient à tomber », elle sera tout naturellement notre guide dans la jungle dense. C'est bientôt une myriade de petits animaux jaunes et noirs que nous poursuivons à grandes enjambées ; tous paraissent converger vers un endroit précis. Nous ne tardons pas à découvrir le X de la carte ; notre ultime destination. Une clairière au beau milieu de la jungle où Rien nous attend patiemment.
Ils sont là, tous les cinq. Yugo et sa casquette noire, Goulag et son air sévère, Dos.3 (pas rasé, comme d'hab), {aka} qui porte le t-shirt de son groupe et Francis Fruit qui se tripote la moustache en souriant. Ouais, clairement, ils sont fiers de leur coup. Il portent chacun un étrange sac à dos métallique et se tiennent tous les cinq par la main. Qu'est-ce qu'ils nous préparent encore... Tous ce qu'on veut, nous, c'est leur crier adieu, les étreindre une dernière fois avant qu'ils ne s'en aillent pour de bon, est-ce si dur à comprendre ? C'est dans un bel ensemble que nous, fans de tout poil, ayant tout bravé pour les retrouver, nous élançons comme un seul homme vers ceux qui nous ont si longtemps accompagnés. Seulement, Rien nous empêche de franchir l'abîme invisible qui nous sépare ; un vent brûlant manque de nous calciner l'épiderme ! Les Grenoblois ont allumé les jet-packs qu'ils avaient sur le dos. Les salauds, ils avaient vraiment tout prévu. Dans un vrombissement de fin du monde, les cinq zozos quittent le sol, inondant la clairière d'une lumière incendiaire. Comme pour que le monde entier les regarde partir dans un dernier éclat flamboyant. Nos cris désespérés se perdent dans la tourmente, nous ne pouvons qu'assister, impuissants, au départ terrible – mais magnifique – des musiciens les plus doués du pays. Je détourne pudiquement les yeux pour ne pas voir Rien exploser en mille morceaux en un feu d'artifice à nulle autre pareil. BOUM. Voilà ça y est, c'est fini, tout est fini, Léo Ferré avait raison ; il n'y a plus Rien. Mais qu'ouï-je ? De la déflagration émerge une mélodie. Une ligne de guitare comme j'en ai jamais entendu, qui prend du volume jusqu'à envahir tout l'espace sonore environnant ; on ne s'entend même plus taper du pied. Et là... ouais là vraiment je les sens venir, les larmes. C'est plus un putain d'enterrement ça, c'est carrément le générique de fin du film le plus cool du monde. La dernière mélopée... pour sûr, jamais on n'oubliera l'air de Rien.
Lorsque finalement tout s'apaise, je lève mes yeux embués vers le crépuscule. Du ciel, une enveloppe tombe doucement, jusque dans mes mains. Sur le papier il est indiqué : « Dernières Volontés ». Je l'ouvre et commence à lire le texte à voix haute. « Testament de Rien. Premier décembre 1999. Rien souhaite que ses obsèques aient lieu à... » ... Euh... Non mais.. ?! On peut savoir ce que tu fais à m'écouter là, ô lecteur ? Si t'as ouï le disque, tu sais ce que contiennent ces dernières volontés. Si t'as pas écouté le disque... ben merde t'attends quoi ? La chose est disponible sur le site de l'Amicale à prix libre, t'as aucune excuse. Cet ultime texte il faut le mériter. Le minimum c'est d'aller écouter ce que les mecs ont à proposer, le reste n'est que voyeurisme. Laisse-moi maintenant, je préfère être seul. J'ai une dernière tâche à accomplir avant de pouvoir entamer mon deuil. Dans l'enveloppe vois-tu, il y avait aussi cinq petites graines. Il ne me reste qu'à les planter au milieu de cette clairière, dans laquelle résonne encore le dernier coup d'éclat du groupe et à inscrire dans la terre meuble, avec mes doigts fatigués, et conformément à leur dernier souhait :
« Cit-gît Rien. Et rien d'autre. »