Tout juste un an après Exposure, jusqu'alors son projet le plus ambitieux, Esperanza Spalding annonçait un mystérieux nouvel album pour l'automne: 12 Little Spells (soit "12 petits sortilèges"), encore un album-concept qu'elle dévoilerait à raison d'un morceau par jour à 12h12, pendant douze jours, chacun consacré à une partie du corps (l'épine thoracique, la bouche, les yeux, les hanches, les doigts, les quadrants abdominaux, les pieds, le plexus solaire, les bras, les jambes, l'esprit et les oreilles), avec un accompagnement visuel. De nouveau, l'obsession des nombres.


Exposure, c'était un pari fou: pénétrer dans un studio d'enregistrement, sans rien; tâtonner, écrire puis enregistrer un album entier en 77 heures -soit un peu plus de trois jours- le tout diffusé en live-stream sur Facebook, sans interruption. Cette mise à nu inédite, à laquelle aucun artiste n'avait encore eu l'audace de se livrer, avait impressionné le monde de la musique, et avait attisé la curiosité de bon nombre d'internautes. L'album avait bénéficié par la suite d'une sortie physique limitée à ...7777 exemplaires, puis d'une sortie numérique sur l'excellente plateforme interactive Oiid.
En résultait un album imparfait mais incroyablement riche, preuve supplémentaire de l'éclectisme et du génie de l'artiste. L'expérience, surtout, avait été l'occasion de rassembler une véritable communauté de fans (et de curieux) autour d'un processus créatif hautement stimulant. Ces douze nouveaux sortilèges inattendus avaient donc de quoi réjouir.


Déjà, ce qui frappe dans la manière de présenter son nouveau disque, c'est la légèreté, l'excentricité nouvelle du personnage d'Esperanza Spalding. Avec Emily's D+Evolution, elle avait certes déjà enclenché une transformation, prolongeant le consensus des Grammy Awards (nous y reviendrons) avec la création d'un double, Emily donc, et la sortie d'un album rugueux, plus agressif et "fusion" que les précédents. Mais là, Esperanza Spalding, qui s'est transformée en magicienne, affiche un détachement, un humour et un sens du didactisme qui ont de quoi intriguer. Chacune de ces twelve little spells était introduite, au moment de sa diffusion sur Facebook, par un texte évocateur et un court live dans lequel Esperanza invitait généralement à une reconnexion à soi et un retour au corps. Il est tout à fait possible de considérer ce changement de ton comme un acte de rébellion joyeux, à l'encontre des honneurs solennels et innombrables récompenses et titres (amplement mérités) reçus par Esperanza depuis le début de sa carrière. Professeur à la Berklee College of Music à tout juste 20 ans, "Doctor" Esperanza vient d'y recevoir un grade honorifique (à 34 ans) et le texte -assez brillant- qui la décrit brièvement sur son site officiel se conclut pourtant par un cinglant: "Also: fuck accolades." La jeune femme humble et surprise qui devenait en 2011 la première artiste de jazz à recevoir le Grammy du meilleur nouvel artiste (évinçant au passage ses co-nommés Justin Bieber, Drake, Florence + the machine et Mumford & Sons...) a décidé de balayer d'un revers de main les obséquiosités de l'industrie, et de ne jamais sacrifier son intégrité à une notoriété qui lui était jusqu'alors étrangère.


Twelve Little Spells, composé alors qu'Esperanza Spalding participait à une résidence d'artistes dans un château en Italie, s'annonçait donc comme un petit traité de sorcellerie, d'anatomie, de musicothérapie, de Reiki (pratique méditative d'approche énergétique à laquelle Esperanza s'est initiée il y a peu), et après douze jours d'effeuillage, l'album est sorti dans son intégralité le 19 octobre.


Le morceau éponyme s'ouvre sur un surprenant motif symphonique, chaleureux et emphatique, qui n'est pas sans rappeler le panache des compositions de comédies musicales. L'occasion de se souvenir qu'Esperanza Spalding proposait dans Emily's D+ Evolution une version bien personnelle de la chanson I Want it Now qu'on peut entendre dans le Willy Wonka and the Chocolate Factory de Mel Stuart...
Puis la voix, sublime: une mélodie comme un souffle, un arrangement suspendu, une basse qui prend son temps, des inspirations et des expirations qui lancent l'album avec une drôle d'image: les douze vertèbres deviennent des "petits puits d'encre d'or", et la magie peut opérer.


On aurait pu craindre que le didactisme évoqué plus haut et cette nouvelle tendance à ne pas se prendre au sérieux desservent l'album, mais il n'en est rien. Si les paroles sont parfois un peu trop théoriques, il suffit de laisser vibrer en nous l'extraordinaire final du deuxième titre consacré à la bouche, où le crescendo intense de l'orgue est rejoint par la basse et la batterie, pour croire dur comme fer au pouvoir de guérison du disque. D'autant que les clips qui accompagnent chaque morceau sont tous sublimes: Esperanza est presque toujours face caméra, et le montage articule son visage autour de couleurs, de draperies, de plans et d'effets propres à chaque titre et à chaque thème, comme une seule et même ondulation qui nous guiderait de la première à la dernière chanson.


Au fur et à mesure que les morceaux s'enchaînent, il est plus difficile que jamais de définir ce disque, qui n'est pas tout à fait du jazz et qui en exploite pourtant toute l'extraordinaire complexité. Une chose est sûre, c'est que Twelve Little Spells est un album lascif, calme mais toujours en tension, éminemment sensoriel, dans lequel Esperanza parvient mieux que jamais à faire opérer le miracle qui a toujours été propre à sa musique: rendre limpides les expérimentations harmoniques et mélodiques les plus alambiquées. Et si Exposure, expérience échevelée par essence chaotique, était un disque génial mais imparfait, Twelve Little Spells trouve une unité peut-être inégalée dans la discographie de l'artiste.


Le troisième titre, chancelant, dans lequel Esperanza est affublée à l'image d'étranges lunettes déformantes, laisse place à un morceau éminemment soul qui n'est pas sans rappeler le Black Gold de Radio Music Society, comme un retour aux origines de la musique afro-américaine. Rien cependant qui ne laisse anticiper le choc de Touch in mine, titre consacré au toucher: dans ce morceau atmosphérique, Esperanza pose sa voix sur des accords de guitare avant d'être rejointe par des basses profondes, qui lorgnent vers le R&B et qui consacrent la chanteuse dans un registre qu'elle n'avait jamais vraiment approché. Même les morceaux les plus inconfortables (le sixième et le dixième titre, par exemple, plus difficiles à aborder) se font une place dans ces fluctuations de l'esprit et du corps. Ce sont aussi ceux dans lesquels Esperanza trouve un plaisir évident à s'épanouir dans des prouesses vocales et harmoniques qui n'ont pas de secret pour elle (on pense au tout dernier titre, où une guitare, la voix et un saxophone s'unissent dans un périlleux grand huit qui rappellerait presque les expérimentations d'Hermeto Pascoal sur la voix d'Yves Montand...https://www.youtube.com/watch?v=SrgveUpwCnM ).


Lorsqu'Esperanza adopte sur les aigus de Now Know, le huitième titre, une voix plaintive et comme prête à déraper, on pense à Björk, et si la comparaison sidère dans un premier temps, elle n'est pas malvenue. Toutes deux se réinventent d'album en album et repoussent les limites de leur créativité, quitte à laisser quelques fans sur le carreau. Il est intéressant de remarquer que sur la page Facebook consacrée aux admirateurs d'Esperanza (la team 77, créée et nommée ainsi après Exposure), trois ou quatre membres ont officiellement jeté l'éponge, désemparés face à ces nouveaux sortilèges, et face à la sorcière Spalding.


Pourtant, confronté à la beauté de All Limbs Are, neuvième titre voix-piano que Milton Nascimento n'aurait pas boudé et ode à la masculinité, il semble que même l'auditeur le plus sceptique tomberait à la renverse.
Enfin, le dernier titre de l'album, consacré à l'ouïe, est sans surprise d'une richesse flamboyante, brillant florilège de tout ce qu'Esperanza Spalding a pu produire de mieux récemment. Sans s'en donner l'air, et sans même accorder d'importance aux qualifications dont elle a toujours fait l'objet (génie, artiste de jazz la plus importante du XXIème siècle...), Esperanza Spalding a enrichi sa discographie d'une oeuvre importante, peut-être son meilleur disque à ce jour.


Et maintenant ?


Dans le texte qui annonçait Twelve Little Spells, Esperanza disait avoir évolué d'une identité de "musicienne" à une identité qui se placerait plutôt sous le signe du "que se passerait-il si...".
Elle y annonce qu'elle travaillera après la tournée de l'album au développement d'un projet autour de la danse, à venir l'année prochaine. On sait également qu'elle travaille aux côtés de Wayne Shorter à la création d'un opéra, Iphigenia.


Peut-être que l'Art d'aujourd'hui a fini par trouver sa guérisseuse.

HugoLRD
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Mes CDs, Les meilleurs albums de jazz et Les meilleurs albums de 2018

Créée

le 20 oct. 2018

Critique lue 821 fois

10 j'aime

2 commentaires

HugoLRD

Écrit par

Critique lue 821 fois

10
2

Du même critique

Alabama Monroe
HugoLRD
9

Van Groeningen, le bluegrass, de l'amour et des étincelles.

Un vrai coup de coeur. La bande annonce, pourtant, ne paye pas de mine. On s'attend à un petit film sympa mais sans grande originalité. Et pourtant, c'est tout le contraire. Le film, tout en...

le 28 août 2013

97 j'aime

13

Eastern Boys
HugoLRD
9

CLAQUE

Pour la énième fois, ne pas se fier à une bande-annonce. Car pour Eastern Boys, ce trailer annonçait un petit film intéressant, mais aussi très bizarroïde et plutôt inégal. Mais Eastern Boys est...

le 13 avr. 2014

49 j'aime

17

Lucy
HugoLRD
3

Funny Luc Terrence Lars Besson

Avec @Krokodebil, membre éminent de SensCritique que vous admirez tous et dont vous vénérez les critiques enchanteresses, on a parlé de pas mal de choses sur ce site et ailleurs: de notre passion...

le 9 août 2014

41 j'aime

9