Combien d’années sont nécessaires pour qu’un album acquiert définitivement ses lettres de noblesses ? Combien de temps un opus doit-il gentiment patienter pour espérer pouvoir prétendre à une quelconque postérité au sein du panthéon des chefs d’œuvres musicaux ? C’est à cette question épineuse mais légitime, que se retrouve aujourd’hui confronté 21st Century Breakdown (2009), huitième album studio et second album-concept du trio punk-rock Green Day. Après une décennie d'existence, son heure de gloire est-elle enfin arrivée ?


A titre liminaire, il est nécessaire de recontextualiser et de se replonger dans la genèse du projet : après une longue et pénible traversée du désert à la fin des 90's, le groupe originaire d’Oakland avait de nouveau explosé aux yeux et aux oreilles de tous grâce à son opéra-rock flamboyant, brûlot anti-Bush et véritable ode au rêve américain désillusionné, le bien nommé et désormais cultissime American Idiot (2004). S’en était suivi une tournée mondiale marathon, certes salvatrice pour le trio californien qui avait su retrouver les faveurs du public mainstream, mais éreintante physiquement et mentalement. Après un album live dantesque qui aura fini de les installer comme les nouveaux rois du rock (Bullet In a Bible (2006)), c’est donc un Green Day sur les rotules qu’on retrouve face au syndrome de la page blanche, tout en sachant pertinemment que ce nouvel opus souffrirait incontestablement de la comparaison avec son prédécesseur.


Et si les membres connaissent bien la logique cyclique, cynique et implacable de l’industrie musicale, c’est évidemment parce qu’ils en ont déjà fait les frais quelques années auparavant, lorsque leur succès planétaire Dookie (1994) les avait projetés sous les feux de la rampe si rapidement et si violemment que la chute n’en avait été que plus brutale (alors même que les albums suivants étaient de vraies pépites, Nimrod (1997) en tête). La fameuse traversée du désert susmentionnée… ça suit au fond de la classe ?


Mais là où le groupe aurait pu faire le choix –assumé- d’opérer un retour aux sources avec un album dit traditionnel, la surprise a été totale lorsqu’il a été annoncé qu’ils planchaient de nouveau sur un album concept : better, faster, stronger ! A l’instar des Who qui avaient déjà proposé en leur temps quasi coup sur coup deux opéras-rocks, Tommy (1969) et Quadrophenia (1973), Green Day avait donc décidé de réitérer la recette magique d’American Idiot, tout en souhaitant quelque chose de « bigger than life ». Pour cela, du sang neuf était indispensable, et ce dès l’aspect production : si leur compère de toujours Rob Cavallo a été écarté du processus créatif de ce nouvel album, la gestation de ce dernier a été confiée à Butch Vig, producteur du légendaire Nevermind (1991) de Nirvana ou bien plus récemment de Wasting Lights (2008) des Foo Fighters. Pas le premier guignol venu, donc. En mai 2009, la bombe est lâchée…


Sans se risquer à partir dans une critique (déjà) beaucoup trop longue à force de s’attarder sur chaque chanson de manière individuelle, il convient néanmoins de relever quelques éléments qui, parsemés tout au long du disque, démontrent une volonté de se poser en tant qu’opéra-rock ultime. Les influences et hommages aux plus grands du rock sont patentes, dès le prélude aux sonorités radiophoniques bien vintage, rappelant avec nostalgie les grandes heures de Pink Floyd (vous avez dit Wish You Were Here ?). La chanson éponyme de 21st Century Breakdown et ses chœurs dans les refrains font écho aux Who, tout en empruntant le chemin tout tracé des protest songs. Là où American Idiot questionnait la place de l’individu dans la société, son successeur se permet d’être encore plus corrosif et change de prisme en questionnant la société elle-même. Grâce au talent efficace de songwriter de Billie Joe Armstrong, le message politique de l’album est encore plus puissant et impactant, et personne n’est épargné : tour à tour, c’est la religion qui prend tarif (East Jesus Nowhere) quand ce n’est pas l’armée qui en prend pour son grade (21 Guns). La société, avec ses travers paranoïaques et ses hystéries collectives sont égratignées (Know Your Enemy) mais c’est la pépite American Eulogy, chanson-fleuve s’inscrivant dans le sillage de Jesus Of Suburbia, qui n’hésite pas à être la diatribe nihiliste dont le groupe avait besoin pour marquer les esprits (avec notamment l’usage de la bombe « n-word »).


Toutefois, après l’effet dévastateur d’American Idiot, les critiques acerbes de 21st Century Breakdown ressemblent quelque peu à un pétard mouillé et son air de déjà-vu ; le fond demeure quand même maîtrisé, malgré quelques faiblesses disséminées ici et là (The Last of American Girls, Christian’s Inferno, ou encore la purge Last Night On Earth mielleuse jusqu'à l'écoeurement). Quelques belles lignes demeureront, notamment dans Viva La Gloria : « Eternal youth/ is the landscape of a lie/ the cracks of my skin can prove/ as the years will testify ».


La forme, elle, est plaisante aux premiers abords. Butch Vig a amené dans ses valises la fameuse compression faisant tant débat dans l’industrie rock actuelle (ce qu’on qualifie aujourd’hui de loudness war), et même si les détracteurs regretteront un manque de finesse dans l’étalonnage, le son de Green Day n’a jamais sonné aussi massif que sur cet album. Exit toute dynamique, on privilégie la puissance. Les riffs de guitares sont pachydermiques (Horseshoes & Handgrenades), la distorsion n’a jamais été si présente et maîtrisée que sur cet opus, tandis que la batterie est omniprésente, tantôt en fond de temps pour tout dévaster sur son passage, tantôt en meneur de troupe (Murder City). Pour brouiller les pistes, beaucoup de chansons jouent habilement avec les changements d’atmosphères pour casser une certaine monotonie ambiante (Viva La Gloria, Before The Lobotomy) et apporter ce côté opéra avec ses mouvements. On retrouve également des chansons faisant effet miroir avec l’album précédent, comme Restless Heart Syndrome, succédané efficace de Boulevard Of Broken Dreams que je conseille ardemment pour son fantastique pont « whaesque ».


Côté influences, la griffe des des légendaires Queen et des Who est toujours plus prégnante ici, le summum étant sans doute atteint avec la belle cover de A QuickOne While He’s Away dans les éditions bonus. D’autres belles surprises se cachent tout au long du disque, entre envolées folks aux sonorités hispaniques et autres fioritures(Peacemaker) et les petites bombes punks qui fonctionnent toujours autant (Murder City). The Static Age, quoique très classique dans sa composition, est diablement efficace et démontre encore du talent du groupe pour leur sens de la mélodie...


Mais qu’est-ce-qui coince alors ? Pourquoi 21st Century Breakdown n’aura jamais réussi à sortir de l'ombre de son frère aîné ? Question de timing ? Too much ? Manque de chance ? Personne ne saura jamais réellement, même si la raison semble évidente. L’ambition du projet n’aura échappé à personne, et l’intention était louable. Pourtant, cette volonté de reproduire une copie plus que parfaite d’American Idiot aura poussé Green Day à viser bien trop haut, les poussant à pêcher par excès de bonne volonté. 21st Century Breakdown est loin d’être un mauvais album, mais ses arrangements ultra-surchargés et sa richesse harmonique mettent en exergue des capacités musicales limitées, et rendent le tout à la fois léger et indigeste, profond et superficiel. Le côté « déjà-vu » rend cet album iconique, mais dans le mauvais sens du terme.


Et si cette critique n’aura eu de cesse de mettre en lumière les similitudes entre Green Day et les Who, c’est parce l'analogie avec le célèbre groupe anglais de Townshend et consorts est toute trouvée : là où Tommy et American Idiot étaient des chef d’œuvres par leur côté brut etnovateur, Quadrophenia et 21st Century Breakdown ont cherché à se rapprocher encore plus près du soleil de la perfection, finissant par s'y brûler les ailes.


Ce huitième album studio restera ainsi une pierre angulaire de la discographie de Green Day, mais comme un bon vin, il aura besoin d’encore un certain temps pour gagner en maturité, être réhabilité, et trouver enfin la place qu’il mérite définitivement dans le cœur de ceux qui l’écouteront.

Thibaulte
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le 26 mai 2021

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