Terreur Nostalgique
Quand j'étais gamin et que je suivais mon père qui allait emprunter des CD à la médiathèque, c'était toujours une petite aventure. Je me souviens encore des rayons et des bacs, remplis à la gueule de disques divers et variés. Comment il les choisissait ? On était alors au tout début des années 2000 et notre accès à internet était encore assez balbutiant (remember Liberty Surf ?). Il devait alors beaucoup lire de revues musicales et sélectionner ce qui l'intéressait sur le moment. De cette époque, j'ai assez peu de souvenirs musicaux, mais en revanche, je me souviens d'un paquet de pochettes, qui avaient davantage le don de me marquer. Je me souviens par exemple de celle du Ammonia Avenue de Alan Parsons Project, avec cette photo de tuyauterie retouchée qui me faisait penser à une tête de robot, ainsi que les « scientifiques » qui plongeaient leur tête dans de la terre sur l'arrière de la pochette. Je me souviens aussi du fameux The Wall de Pink Floyd, avec ce mur blanc aux contours violets. Les pochettes de Devo, ou en tout cas des compilations vertes, bleues et rouges, m'avaient bien marquées aussi, avec ces hommes en blanc vêtus de pyramides rouges sur la tête. Déjà à cet âge, on dirait bien que je commençais à définir mes goûts, sans même avoir écouté la musique. Et puis finalement, j'ai un jour phasé sur la pochette du Micro-Phonies de Cabaret Voltaire.
Qui était donc ce drôle d'individu emmitouflé dans des bandes et qui se permettait de baver ? Cette pochette m'a effrayé, et ce n'est que bien plus tard que j’allais devenir un fan de la musique du groupe. Quelques années plus tard, mon oncle par alliance nous gravait des jeux vidéos sur CD accompagnés parfois de musique destinée à mon père. Ainsi, dans ma copie de Sim City 3000, l'album Red Mecca des Cabaret était inclus. Curieux, car j'ai découvert pas mal de musique vers cette âge en fouillant dans les dossiers musicaux de mon papa, j'ai donc écouté quelques extraits de cet album au nom étrange. A huit/neuf ans, sans culture musicale, j'étais incapable de comprendre cette musique à la fois obscure et effrayante qui s'offrait à moi. J'ai rapidement fait le lien avec la pochette de Micro-Phonies qui m'avait « traumatisé », et j'ai donc préféré retourner écouter The B-52's , groupe qui accompagnait alors mes longues heures de jeu sur Roller Coaster Tycoon 3. Le nom de Cabaret Voltaire m'inspirait mentalement, enfant, un véritable cabaret dans lequel des acrobates menaient des numéros de voltige sous lesquels les attendaient des monstres horribles en cas de chute, le tout entouré de lumières violettes et de rideaux rouges.
Bref, autant vous dire que d'entrée de jeu, Cabaret Voltaire est un groupe qui m'a marqué, sans même l'avoir véritablement écouté. Il m'a fallu attendre le lycée, et plus particulièrement l'époque ou j'ai commencé à m'intéresser à Kraftwerk et Joy Division/New Order pour enfin tenter de réécouter le groupe. Là, je prends mon courage à deux mains, je fais une rapide recherche sur internet et je tombe sur cette fameuse pochette bleue accompagnée de cette momie baveuse. Après un petit temps d'adaptation, je me rends compte que ce Micro-Phonies est un superbe album, surtout pour les morceaux « Do Right », « Spies In The Wires » et « Sensoria » qui m'accrochent l'oreille. Aussitôt, ma « juste fascination » pour les Cabaret Voltaire s'est mise en marche, et tout en me renseignant du mieux possible sur le projet, j'ai écouté peu à peu, au fil des années, entre la seconde et mon entrée à la fac, quasiment toute leur discographie.
Il n'y a pas que des usines à Sheffield
Cabaret Voltaire, à la base, est un trio fondé vers 1974 dans la ville industrielle de Sheffield autour de Chris Watson, Stephen Mallinder et Richard.H Kirk. Si, quand ils se rencontrent, le premier est un peu plus vieux et travaille déjà comme ingénieur dans une compagnie de télécoms ; les deux derniers sont des étudiants en art. Les trois sont fascinés par la musique, mais aussi par le cinéma. Rapidement, cherchant à créer un projet d'art en commun, ils décident de s'allier dans un ancien bureau d'une usine dans le centre ville pour créer quelque chose qui peut s'apparenter à de la musique, mais surtout à des recherches sonores. Entourés de plusieurs magnétophones, de vieux orgues des années 1960 (qui comportent des boîtes à rythmes rudimentaires) et d'une passion pour l'actualité, ils trafiquent leurs premières bandes dans ce bureau transformé en studio qu'ils renomment vite « Western Works », histoire de faire comme le Velvet Underground et leur Factory et surtout Kraftwerk et leur Kling Klang. A partir du milieu des années 1970, Mallinder se met à « jouer » de la basse et Kirk de la guitare, pas vraiment comme des musiciens, mais plutôt comme des artistes explorant une nouvelle source de création sonore. Tout au long de cette décennie, les Cabaret perfectionnent une musique à la fois psychédélique, bruitiste et plutôt dure qu'on va vite dénommer comme étant de la musique « industrielle », terme inventé par leurs comparses anglais de Throbbing Gristle, avec qui ils deviennent d'ailleurs rapidement amis.
Leurs premiers concerts se font en même temps que le lancement de la scène punk, et ils sont rapidement considérés comme des illuminés, comme beaucoup de leurs comparses originaires de Sheffield (comme les futurs Human League avec qui ils traînent pendant un temps). En 1978, après avoir sorti deux titres sur le label de Tony Wilson, Factory, ils signent finalement chez Rough Trade et sortent l'année suivante leur premier album, The Mix-Up, qui résume assez bien le son du groupe à cette époque : boites à rythmes sommaires, samples de voix d'hommes politiques ou de journaux télévisés désincarnés, instruments et voix traités avec moults effets de distorsion et de reverb. Si le succès n'est que très sommaire, les Cabaret Voltaire partent quand même régulièrement en tournée, souvent aux côtés de leurs amis de Joy Division et de The Fall. Les capacités de Mallinder et Kirk avec leurs instruments deviennent de plus en plus intéressantes, à mesure que Watson se met à jouer de l'orgue. Vient le single « Nag, Nag, Nag » et un deuxième album, The Voice Of America, qui va permettre au groupe d'asseoir une certaine popularité dans les cercles les plus intellos de l'Occident. Après l'album Red Mecca sorti en 1981, disque plus construit musicalement et lorgnant davantage vers le dub psychédélique (avec un vrai batteur, cette fois), Chris Watson quitte le groupe et rejoint la BBC comme ingénieur du son. Kirk et Mallinder continuent en duo et sortent un dernier album pour le compte de Rough Trade, 2X45, qui développe davantage le son esquissé sur Red Mecca et commence déjà a préfigurer une certaine envie de faire des choses plus dansantes.
Le chant des machines
C'est « Yashar », titre aux sonorités orientales extrait de 2X45, remixé par John Robie, célèbre producteur new yorkais (qui ira remixer New Order par la suite), qui va impulser davantage encore ce changement. En 1982, le groupe entame un tournant et quitte le label Rough Trade après une courte tournée au Japon. Une fois de retour, c'est Stevo, l’inénarrable patron du label Some Bizarre qui leur propose un contrat. Après avoir signé Soft Cell, The The mais aussi Psychic TV (le projet de Genesis P-Orridge suite à l'implosion de Throbbing Gristle); Stevo s'offre Cabaret Voltaire en leur proposant d'être distribué par une major, dans ce cas précis : Virgin Records, qui n'est pas étranger en musique électronique ou expérimentale (citons Mike Oldfield, Tangerine Dream ou Public Image Limited). Ce nouveau contrat, avec une belle avance de cinquante mille livres à la clé, permet au groupe de s'offrir synthétiseurs et boîtes à rythmes. Virgin leur propose alors d'enregistrer un album dans un studio accompagné d'un co-producteur, et les pousse à créer une musique plus « facile », histoire de s'assurer un certain retour sur investissement avec la publication d'un single à succès.
Kirk et Mallinder déménagent donc un temps aux Trident Studios de Londres, chose absolument nouvelle pour le groupe étant donné que toutes leurs productions précédentes étaient enregistrées chez eux, dans leur studio Western Works. C'est Flood, encore tout jeune, qui est choisi pour aider le groupe à mieux effectuer sa transition vers un son plus « lisse ». Le groupe emprunte également un sampler, ce qui va considérablement marquer ce son nouveau. Comme toujours, c'est Kirk qui est à la tête de la composition, Mallinder ne s'occupant que d'écrire, de chanter ses paroles et de jouer un peu de basse, mais de manière plus « funky » que jamais. Est également appelé à la batterie Alan Fish, qui accompagne le groupe en concert depuis un an ou deux. Au bout de quelques semaines de studios en décembre 1982 et janvier 1983, le groupe sort The Crackdown (en français : le resserrement) en août 1983. Sans être un succès public majeur, la critique anglaise ne manque pas de louanges. Le son du groupe est changé pour toujours, évoluant du dub industriel vers un électro-funk sinistre.
La plupart des fans crient au « sellout », que Cabaret Voltaire s'est mis à faire « de la disco de merde ». Le groupe, et principalement Stephen Mallinder puisque Kirk est assez allergique à ce type d'exercice, dément en interview :
Ce n'est pas nous qui sommes allés vers la disco, mais plutôt la disco qui s'est mis à nous imiter. Ce changement s'est donc fait naturellement.
A la défense du groupe, toute la paranoïa si chère aux premiers enregistrements de Cabaret Voltaire est toujours bien présente dans The Crackdown. Richard Kirk, qui passe la plupart de ses journées reclus chez lui à regarder la télévision en fumant du cannabis, est d'ailleurs le principal instigateur de cette esthétique. Maniant le magnétoscope mais aussi l'enregistreur comme personne, c'est là que prennent source tous ces samples qu'on entends sur les disques et ces images projetées derrière le groupe pendant les concerts. Se voulant également comme un groupe de commentateurs politique et sociaux, les Cabaret Voltaire font souvent le lien entre musique et discours politisé, voire même satirique. Si The Crackdown est un changement dans la manière de produire la musique, il est le prolongement des propos déjà tenus par le groupe auparavant : critique de l'information de masse sur « 24-24 » et « Over and Over », de la répression policière dans « In The Shadows » et « Haïti » et plus globalement du climat social de l'Angleterre de Thatcher, avec un certain humour cynique sur « Why Kill Time (When You Can Kill Yourself) ». De l'album émanent également deux singles, accompagnés de leurs clips signés Peter Care; « Just Fascination », sa rythmique chaloupée, ses synthétiseurs groovys et la voix suave et douce de Mallinder qui dégage un certain érotisme ; mais également le morceau titre, « Crackdown », beaucoup plus « kraftwerkien » dans l'instrumentation. C'est là les premiers pas du groupe vers une musique beaucoup plus dansante.
C'est, selon moi, avec The Crackdown que Richard Kirk et Stephen Mallinder s'imposent définitivement dans l'histoire de la musique en signant ce qui reste certainement comme leur meilleur album, dans le sens ou les morceaux sont tous de très bonne qualité et forment de fait quelque chose d'assez homogène et novateur. Peut-être que l'apport de Flood (futur producteur de Depeche Mode et de U2) et la participation de Dave Ball de Soft Cell aux claviers y est pour quelque chose ?
Désormais un poil plus connus, les Cabaret Voltaire partent tout le reste de l'année 1983 en tournée, toujours accompagnés d'Alan Fish à la batterie. Ils jouent en Espagne (ou ils seront filmés pour la légendaire émission La Edad De Oro, un document fascinant), en Allemagne, en Angleterre, aux Pays Bas mais également en France, avec un concert aux 120 Nuits à Paris mais également au tout nouveau (à l'époque) festival des Transmusicales de Rennes, dont il subsiste quelques images, fascinantes elles aussi. Ces concerts sont souvent remplis de fans, anciens et nouveaux, qui découvrent un groupe renforcé et prêt à partir vers de nouveaux horizons.
Des espions dans les tuyaux
A l'hiver et au printemps 1984, Cabaret Voltaire se retrouve tranquillement, à l'abri, dans leurs studios Western Works. Le duo fait l'achat de matériel nouveau suite aux rentrées d'argent découlant du succès de The Crackdown et embraye aussitôt sur la composition et l'enregistrement d'un autre nouvel album pour Virgin.
Désormais complètement désinhibés de ce clash entre leur son d'origine et leur envie de faire de la musique électronique, les Cabaret Voltaire entrent de plein pied dans la scène new wave déjà bien construite dans leur pays à cette période. Seulement, au lieu de foncer tête baissée dans quelque chose d'ouvertement pop, le groupe garde un certain cordon de sûreté « industriel » en continuant les longues sessions de sampling sauvage autour d'un joint. Richard Kirk, désormais équipé de boites à rythmes Oberheim DMX, MXR 185 et d'une Drumulator de E-MU, s'amuse comme un petit fou à programmer ces machines afin d'en tirer des plages beaucoup plus funkys. Après plusieurs passages en live dans les émissions radio de Richard Long et de John Peel sur la BBC (sessions qu'on retrouve sur la compilation Radiation sortie quelques années plus tard), Cabaret Voltaire sort l'album Micro-Phonies le 29 octobre 1984. La pochette qui m'a bien traumatisé quand j'étais gosse est signée Neville Brody, qui s'illustre régulièrement comme étant l'un des graphistes principaux du magasine The Face. Brody, en accord avec Kirk et Mallinder, continue de nourrir cette esthétique techno-glauque qui fera bientôt les choux gras de la nouvelle scène industrielle américaine à partir du milieu/fin des années 1980 (Nine Inch Nails, Skinny Puppy et/ou Ministry pour ne citer qu'eux).
Micro-Phonies s'ouvre avec « Do Right » : en l'espace d'un an, on observe déjà l'écart dans le son et la production du groupe, qui n'a jamais sonné aussi dansant. On retrouve dès ce premier morceau l'usage quasiment abusif de samples, marque de fabrique chez Cabaret Voltaire, récupérés dans des documentaires sur les télévangélistes américains. « The Operative », second morceau, rappelle davantage Joy Division, dans une version à la fois plus funky de part l'usage de trompettes, mais également plus new wave avec ces guitares et cette basse typique du mouvement originaire de l'Angleterre. « Digital Rasta » est un hommage à la musique dub que Kirk et Mallinder s'enfilaient en doses au moins aussi copieuses que celles des drogues psychédéliques qu'ils pouvaient consommer à la même époque. C'est peut-être avec ce morceau qu'on peut encore faire le pont avec le début de carrière du groupe, qui a toujours été très influencé par la musique reggae dans son ensemble. « Spies In The Wires », hymne électro-funk froid, lent et sombre, fait référence cette fois à l'espionnage omniprésent dans le contexte de la guerre froide. En grand paranoïaque, impossible de ne pas imaginer Kirk surveiller sa ligne de téléphone histoire de voir si elle n'est pas sur écoute. Le commentaire social grinçant, quoique plutôt sous-entendu, est là encore assez dévastateur. Difficile de faire confiance aux instances gouvernantes après avoir écouté Cabaret Voltaire.
La face A se termine sur « Theme From Earthshaker ». Ce morceau devait, à la base, être le thème principal d'un film surréaliste réalisé par les Cabaret Voltaire en compagnie de leur ami Peter Care; film qui ne fut finalement pas tourné. Toute une bande son a cependant été enregistrée, dont la plupart des morceaux sont disponible dans le disque « bonus » de la compilation qui fait l'objet de ce papier. A noter que la plupart de ces morceaux ont en fait servi de démos à un paquet de titres recyclés plus tard dans les albums du groupe. In fine, ce « Theme From Earthshaker » évoque davantage un extrait d'une B.O de John Carpenter dont Kirk tout comme Mallinder étaient très friands à cette époque.
La face B démarre sur « James Brown », morceau qui n'aura jamais aussi bien porté son nom puisque le groupe admet cette fois clairement son allégeance à la musique du « King Of Soul », autant dans le titre que dans la musique : Stephen Mallinder n'aura jamais aussi bien slappé sur sa basse. Selon l'auteur Mick Fish, qui a suivi le groupe tout au long des années 1980 (et qui a publié l'ouvrage Industrial Evolution: Through the Eighties with Cabaret Voltaire que je recommande à tous les fans du groupe), c'est le seul artiste qui faisait danser Richard Kirk avec Kraftwerk. Finalement, c'est assez logique que ces deux groupes soient cités ici, puisque Micro-Phonies pourrait en être la fusion parfaite. « Slammer », titre qui vient ensuite, est plus calme, reste dans cette direction funky sans être aussi marquant que le morceau précédent. « Blue Heat » est un morceau plus rythmé et très typé new wave, avec quelques nuances rock assez rares chez les Cabaret.
Enfin, l'album se termine sur le seul véritable « hit » du duo de Sheffield (ou en tout cas, le plus gros avec « Nag Nag Nag »), « Sensoria ». Plutôt calme dans sa version album, le morceau sera remixé par Robin Scott (producteur derrière le vrai-faux groupe M, auteur du tube disco « Pop Muzik » en 1979) dans sa version single, couplant certaines séquences de « Do Right » sur la structure accompagnées des paroles de « Sensoria ». Le tout est accompagné d'un clip assez dingue pour son époque, toujours signé Peter Care, mélangeant caméra montées sur grues, urbex, cut-ups, montages surréalistes, chorégraphies de femmes noires devant une centrale nucléaire et images en stop-motion de Kirk et Mallinder en train de se « déplacer » dans le champ de la caméra. Si le single ne monte pas bien haut dans les charts (96ème place fin octobre 1984), son clip est nommé « meilleure vidéo musicale de l'année » par le Los Angeles Times puis sélectionnée pour faire partie de la collection permanente du MoMA à New York. Fort de cette nouvelle notoriété, Peter Care va désormais offrir ses services à Depeche Mode, qui, non contents d'avoir commencé à piller les idées de Cabaret Voltaire concernant la musique (cf les albums Construction Time Again et Some Great Reward), vont également s'inspirer du duo de Sheffield pour changer leur image : Care réalisera les clips de « Shake The Disease », puis « Stripped » entre 1985 et 1986.
Si The Crackdown avait pu faire définitivement passer un cap au groupe, Micro-Phonies semble déjà être l'aboutissement de ce nouveau type de sonorités pour Cabaret Voltaire. Peut-être moins homogène et plus en dilettante que son prédécesseur, cet album de 1984 reste tout de même aujourd'hui considéré par la plupart des fans comme l'un des plus faciles à écouter d'une traite, et globalement comme un excellent disque de new wave/électro-funk aux accents vaguement industriels. Pour la première fois dans leur carrière, et certainement aussi parce qu'ils sont poussés par leur label, les Cabaret Voltaire s'immiscent à leur façon dans un courant qui existe déjà. De pionniers complets jusqu'au tout début des années 1980, ils ne deviennent qu'un « autre » groupe de musique électronique aux yeux de la presse à partir de cette période. Il n'empêche que, comme on vient de le voir, leur musique et leur esthétique commence dés 1983/84 à influencer un certain nombre de groupes plus mainstream. On comprends aussi à quel point les deux membres sont devenus beaucoup plus épicuriens aux travers de leurs envies, eux qui étaient plutôt des reclus à la fin de la décennie précédente. C'est d'ailleurs là que réside la principale différence entre Kirk et Mallinder, une différence qui va prendre de l'ampleur tout au long des années 1980 et qui va finir par peu à peu les séparer par la force des choses.
Éteins mes ardeurs à l'essence
Après avoir passé la fin de l'année 1984 à donner quelques concerts épars à travers l'Angleterre (comme ce live à Bournemouth) ; le groupe entre de nouveau dans leurs studio Western Works afin de préparer un nouveau projet. Ayant embarqué plusieurs caméra Super-8 pendant les tournées au Japon, aux Etats-Unis et en Europe au cours des trois dernières années, Kirk et Mallinder se retrouvent avec des heures de rushes dont ils se servent afin d'illustrer leurs concerts. Ayant également monté un label audio-visuel nommé Doublevision ; ils font appel à Peter Care afin de monter tous ces rushes en une espèce de cut-up gigantesque illustrés par les versions studios des morceaux retenus. En parallèle, le groupe enregistre une poignée de nouveaux morceaux expérimentés pendant les lives : « Kino », « Big Funk », « Sleepwalking », « Ghost Talk », mais également « Diffusion », « Slow Boat To Thassos » et « Automotivation ». Tous ces morceaux sont enregistrés entre décembre 1984 et janvier 1985 et les quatre premiers, tous longs d'environ huit minutes, sont sélectionnés pour sortir sur un EP nommé Drinking Gasoline. Les trois autres titres ne sont pas diffusés sur disque, mais font en revanche partie du projet vidéo Gasoline In Your Eye, accompagnés des clips de « Crackdown » et de « Sensoria ». L'EP comme la VHS du projet Gasoline sort en avril 1985, en collaboration entre leur propre label, Some Bizarre et Virgin Records.
Cet EP quatre titres est selon moi le point culminant des expérimentations électroniques de Cabaret Voltaire. « Kino » est la suite logique de « Sensoria », soit un titre relativement pop, mélangeant des influences de l'électro new yorkaise, des rythmes saccadés et des samples de, tenez vous bien, Jean Marie Le Pen. « Sleepwalking », inauguré l'année précédente lors des Peel Sessions, est un titre plus lent, plus atmosphérique mais relativement hypnotique. Mark Tattersall, batteur de session et remplaçant d'Alan Fish, s'en donne à cœur joie sur les breakbeats de batterie overdubbées par dessus les boites à rythmes de Kirk. « Big Funk » retourne plus ou moins au sampling de The Crackdown, avec des cut-ups de trompettes, de cris masculins et autres guitares découpées, le tout sur un rythme hip-hop et la basse slappée de Mallinder. Enfin, « Ghost Talk », plus minimaliste, est certainement le morceau le plus expérimental du disque, tout en gardant une couleur « kraftwerkienne » bienvenue. Les trois autres titres, désormais disponible sur diverses compilations depuis, sont tous relativement instrumentaux, à l'exception de « Diffusion », sorte de mélange entre « Big Funk » (pour son usage assez avant-gardiste des samples de funk) et « Yashar » (pour les mélodies aux consonances orientales et psychédéliques). « Automotivation » est une longue jam rythmique héritée du krautrock allemand tandis que « Slow Boat To Thassos » est un morceau instrumental de dark ambient ou Kirk s'amuse à trafiquer le pitch et la réverbération de sa boite à rythme MXR.
Tous ces morceaux, collés les uns aux autres sur la VHS Gasoline In Your Eye (depuis réédité en DVD remasterisé et accompagné d'un CD de l'EP que je vous recommande), sont particulièrement enthousiasmants. C'est à mon avis le point d'orgue de cette période du groupe dans le sens ou il convie à la fois la musique du groupe synchronisée sur leur esthétique si particulière. L'ensemble prends la couleur d'un projet arty à la fois dansant et psychédélique, tout ce que le groupe aspirait alors à faire depuis leurs débuts dix années plus tôt. En bref, si un néophyte désirait un jour approcher la musique du groupe, je pense qu'il serait indiqué de lui conseiller l'achat et l'écoute de cette « compilation vidéo », faute d'un autre mot.
L'EP Drinking Gasoline termine 71ème dans les charts anglais et marche plutôt bien dans le cercle indé et des college radio stations aux Etats-Unis. Virgin invite donc le groupe à partir dans une courte tournée américaine : six dates entre avril et mai 1985. Le concert donné au 688 Club d'Atlanta le 3 mai sera filmé, ce qui permet de mieux visualiser les performances du groupe à cette époque. Sur place, il arrive à Cabaret Voltaire de jouer des morceaux qui ne sont jamais sorti officiellement sur disques, comme « Japno » et « Ruthless » (parfois renommée « Doin' Time » en fonction des textes changeants de Mallinder). Ces deux titres, disponibles sur internet dans des versions à la qualité sonore assez rudimentaire, laisse là encore présager le futur du groupe.
Au pays de Charlie M
Dés que Mallinder et Kirk rentrent à Sheffield à la mi-mai, Virgin les contacte pour qu'ils livrent un nouvel album complet avant la fin de l'année. Les ventes des Cabaret, bien que réelles, ne sont pas suffisantes pour permettre au label de garder le groupe. L'ultimatum est lancé, le duo de Sheffield doit également produire un single meilleur encore que « Sensoria » et le sortir avant la mi-octobre de l'année en cours, ce qui leur laisse environ cinq mois pour composer, enregistrer et potentiellement réaliser un clip.
Le groupe se met alors au travail d'arrache-pied, recycle quelques démos du projet Earthshaker laissé lettre morte un an plus tôt. Ayant désormais fait l'acquisition d'un Emulator, un sampler assez révolutionnaire en son temps, le groupe n'est plus forcé de louer du matériel, ce qui laisse amplement le temps à Kirk de découper et traiter ses samples. Ce dernier est d'ailleurs plus qu'irrité de devoir se conformer aux exigences d'un label, lui qui a toujours voulu faire les choses comme il l'entendait. Mallinder, au caractère plus tranquille, se plie davantage devant Virgin et enchaîne à l'époque les interviews.
Fin septembre 1985, ce fameux single sort finalement dans les bacs. Nommé « I Want You », c'est un nouveau tournant dans le son de Cabaret Voltaire. Si The Crackdown, Micro-Phonies et Drinking Gasoline étalaient ce mélange de funk, d'électro et de teintes industrielles; ce premier extrait du futur album est explosif et beaucoup plus rentre dedans que jamais. Sur une rythmique frénétique, Kirk enchaîne les samples d'émissions télévisées, joue une véritable mélodie sur son Juno 60 tandis que Mallinder slappe comme un malade sur sa basse Steinberger tout en chantant ses paroles sur un ton plus érotique que jamais. Les hommes ne s'en cachent pas, « I Want You » est une référence directe à la masturbation. Les samples vocaux, pas formellement identifiés, incitent l'auditeur à réprimer leur propre désir plutôt qu'à y subvenir. Cette avalanche rythmique n'est pas forcément ce qui pourrait faire un bon single, mais malgré tout, le 45 tours atteint la 91ème place des charts en Angleterre. Il semblerait que le clip, assez révolutionnaire là encore et pas dénué de surréalisme (quelque part entre Luis Bunuel et David Lynch), toujours signé Peter Care, y soit pour quelque chose.
Le reste de l'album, titré The Covenant, The Sword And The Arm Of The Lord, contient dix titres (en incluant « I Want You »), sort le 14 octobre 1985 et atteint rapidement la 57ème place des charts, ce qui rassure Virgin. Le titre de l'album, qui peut paraître tout à fait anodin pour le quidam, est en fait une référence à une ancienne organisation de suprémacistes blancs américains. Plus que jamais, les Cabaret Voltaire ont truffé cet album de références au système de vie des Etats-Unis, obsédé par les armes, les tueurs en série et la paranoïa ambiante dans une atmosphère de guerre froide et de présidence Reagan. Si Richard Kirk semble détester ce pays, c'est que ça donne aussi du grain à moudre pour son moulin techno-industriel. D'ailleurs, quand Virgin sort l'album outre-Atlantique, le nom est simplement raccourci en The Arm Of The Lord, histoire de ne pas trop choquer l'américain moyen. La pochette, toujours signée Neville Brody, présente une photographie hautement retouchée et suffisamment abstraite de Kirk et Mallinder pendant leur tournée au printemps. C'est à mon avis une excellente illustration pour la musique que contient le disque.
L'album démarre à toute berzingue sur les départs et les breaks rythmiques de « L21ST », sorte de collage assez expérimental de sons sur un motif rythmique assez basique. Rapidement, on comprends à quel point le groupe, sous pression du label de créer quelque chose de bankable, est allé totalement à contre-pied de cette exigence : jamais un titre introductif sur un album des Cabaret n'a sonné aussi agressif. « I Want You » remet les pendules à l'heure, puis après un long sample déformé d'un sergent instructeur des marines expliquant à ses recrues comment manier une arme, les frappes rythmiques de « Hells Home » démarrent. On retrouve plus ou moins la même structure que le morceau « The Operative » sur l'album précédent, mais avec une production poussée à l'extrême ; à mesure qu'on entends également des samples de voix étranges qu'on retrouve dans quasiment tous les morceaux. L'ambiance, au comble du malsain, est posée, la messe est dite. « Kickback » revient à quelque chose de plus dansant, quoique, et la face A se termine sur la plage ambient « The Arm Of The Lord ».
La face B embraye aussitôt sur « Warm », titre rythmé ô combien emblématique de Richard Kirk qui s'est amusé à critiquer la consommation de masse en parsemant le morceau de samples pornographiques, qui est pour lui l'aboutissement d'une volonté de transformer les gens en zombies consommateurs. « Golden Halos » marque une courte pause dans cette avalanche de rythmes explosifs et montre tout le génie du groupe quand ils s'amusent avec leur nouveau sampler. Les voix désincarnées reprennent de plus belle, et en y prêtant attention, on découvre le nom d'une de ces voix : c'est celle de Charles Manson, interviewé en prison et qui cite son propre nom. On comprends alors jusque quel point le groupe (ou en tout cas Kirk) est allé pour faire un doigt d'honneur à leur propre label. N'empêche qu'une fois clairement identifiée, cette voix, omniprésente tout au long du disque, frappe The Covenant d'un sentiment de gêne assez rare dans cette période de la discographie du groupe. « Motion Rotation » et « Whip Blow » sont des morceaux assez similaires, qui déconstruisent à leur tour cette notion de musique électro-pop à grands coups de sampler et de cut-ups vocaux. L'album se termine brutalement sur « The Web », son funk atmosphérique, ses samples de Charlie Manson qui nous confie qu'il n'a "jamais été un beatnik" et d'une diva de l'opéra qui s'égosille comme jamais en parallèle.
Il est clair que ce The Covenant, The Sword And The Arm Of The Lord n'est clairement pas un album à mettre dans toutes les mains. Certains fans le considèrent comme un certain retour aux sources. Si en effet, le duo n'est pas revenu sur son dub de la fin des années 1970 et préfère garder son instrumentation électronique, le traitement du propos y est abrasif au possible, tout comme la production, ce qui fait écho aux trois premiers albums du trio d'alors.
Proposant une musique beaucoup moins séduisante que sur The Crackdown et Micro-Phonies, les Cabaret Voltaire sont satisfaits d'eux mêmes et du message qui est bien passé chez Virgin. Au delà de ce masque du groupe « qui a réussi à lisser son propre son », de ce travail de sampling et de brutalisme musical qui critique si bien la culture populaire américaine et qui caractérise cet album, Cabaret Voltaire réussit là, pour de bon, à explorer les faces les plus abjectes de la condition humaine. En cela, malgré le son vieillissant des techniques de production, The Covenant est un album plus pertinent aujourd'hui qu'il ne l'a jamais été à l'époque.
Après un rapide passage en décembre dans The Old Grey Whistle Test, célèbre émission de musique live anglaise, le groupe décide de donner une petite tournée de concerts dans son pays natal en février 1986. En plus des quelques morceaux extraits de The Covenant, ils jouent également de nouvelles démos qui sonnent plus électro-funk que jamais. Après cette tournée, ils décident de quitter Virgin et sortent aussitôt un EP trois titres, The Drain Train, sur leur propre label, Doublevision.
Des trois titres, « (Shakedown) The Whole Thing » est la continuation logique des envies dansantes du groupe, malgré un manque de renouvellement qui commence à cruellement handicaper la musique du groupe. Après deux concerts à l'été 1986 (dont un à Linz, en Autriche), le groupe arrête de tourner en live à la demande de Richard Kirk et signe chez EMI Parlophone. Ce sera le début d'une nouvelle ère, avec un label aux exigences commerciales encore plus élevées que Virgin; un Stephen Mallinder cherchant à explorer des idées de plus en plus dansantes et un Richard Kirk de plus en plus fatigué par l'industrie musicale, ce qui ne l'empêche pas de profiter à fond de son nouveau contrat et de lancer tout un tas de projets en solo ou en collaboration avec d'autres artistes...
Les fantômes de la pop électronique
En bref, et pour résumer, vous avez avec cette compilation (qui n'est d'ailleurs pas tout à fait complète au vu de la période touchée) un parfait condensé du son Cabaret Voltaire et leurs productions pour Virgin Records, une époque ou Kirk et Mallinder ont décidé de garder leur message des débuts tout en adaptant leur mode de diffusion.
D'une musique industrielle et assez peu accessible, cette lente transition vers des formats plus dansants est clairement visible au travers des différents disques présentés ici. Si beaucoup de fans avertis abhorrent cette période, c'est aussi certainement parce que la musique du groupe devient un poil moins originale. Je ne suis pas d'accord avec eux. C'est selon moi avec The Crackdown, Micro-Phonies, Drinking Gasoline et The Covenant que Cabaret Voltaire peut encore aujourd'hui influencer les productions musicales contemporaines. Comme l'avait si bien résumé Mallinder en interview, leur travail de pionnier a finalement été globalement avalé par les grosses productions musicales de la pop. Que serait la techno, et surtout la house (coucou Daft Punk) sans l'usage de samples à outrance ? Et ne parlons même pas du rap ou de l'hyperpop... Ne reste plus qu'à écouter ou réécouter ces trois albums et demi pour bien s'en rendre compte.
En attendant, voilà déjà trois ans que Richard Harold Kirk n'est plus de ce monde. Sans vraiment chercher à le faire de son vivant, il semblerait aujourd'hui que son fantôme sonore hante encore nos oreilles, et surtout les miennes. Kirk fait partie de mes héros personnels, ces gens que j'admire et qui inspirent mon style de vie, mes goûts et ma manière de faire de la musique, aussi. Impossible de ne pas avoir une pensée émue pour ce drôle d'anglais à l'écoute de tous ces albums, et de voir à quel point, parfois, il pouvait avoir raison. Laissons Stephen Mallinder clôturer ce papier en citant sa réaction après le décès de son ancien camarade, en septembre 2021...
Richard était quelqu'un de difficile à vivre mais c'était aussi impossible de ne pas l'aimer. Il était têtu, très malin, perspicace, spontané et disposant d'une vision. Sous sa coquille hérissée se cachait un cœur en or.
En mémoire de Richard H Kirk
1956 - 2021