Europe, trains et "afterpunk" : tout ce qu'il faut savoir sur l'un des meilleurs opus de Kraftwerk !


1976



Principal intérêt musical ? Le punk rock qui vient d'exploser au Royaume-Uni afin de repousser "l'establishment" et la "stagnation musicale du rock progressif" remarquée par les plus jeunes générations.


Au même moment, un certain groupe de musiciens allemands originaires de Düsseldorf se penche sur un nouveau sujet d'album. Fort de leur triomphe de 1975 pendant une tournée aux Etats-Unis afin de promouvoir leur album Autobahn, puis de la sortie consécutive de l'album suivant Radio-Activity, notre quatuor se repose un instant avant de repartir en tournée au début de l'année 1976.


Ce groupe, c'est Kraftwerk : quatre allemands ressemblant plus à des technocrates qu'à des musiciens. Fondé autour du duo Ralf Hutter et Florian Schneider en 1970, le groupe inclut depuis 1973 Wolfgang Flür complété depuis 1975 par Karl Bartos aux percussions électroniques. Toujours vêtus élégamment afin de créer leur propre image de marque, Kraftwerk "choque" par sa prise de position dans la création d'une toute nouvelle culture musicale allemande d’après-guerre, basée sur le Bauhaus, le dadaïsme, le minimalisme, l’expressionnisme allemand et le culte voué aux nouvelles technologies : autoroutes, émissions radio et radioactives. Dans le paysage sonore de ce milieu de décennie 70, leur musique est novatrice. A 100% basée sur des instruments électroniques et des synthétiseurs, Kraftwerk dénote complètement en incluant une verve pop dans un contexte de musique concrète électronique.



Rendez-vous Gare de Lyon...



A la mi-1976, Hütter et Schneider travaillent sur un nouvel album. Quelques esquisses de mélodies sont déjà prêtes, ne reste plus qu'un thème directeur afin d'axer le reste du travail sur un concept fort. Les deux leaders du groupe acceptent de rejoindre le journaliste Paul Alessandrini et sa femme lors d'un repas au restaurant "Le Train Bleu" situé dans la Gare de Lyon à Paris. Là, Alessandrini évoque au groupe la possibilité de faire un album sur le thème de l'Europe et des trains qui les parcourent avec comme exemple le Trans-Europ express, train rapide et luxueux qui traverse l'Europe entière. Le thème plaît assez aux deux leaders. Très vite, l'album est en chantier puis bouclé pendant l'hiver. Le groupe part en tournée européenne l'automne 1976. Quelques nouveaux morceaux sont joués à cette occasion : "Europe Endless", long morceau d'une dizaine de minute qui décrit l'Europe et qui encore à ce moment donne le titre de travail au futur album (cf une interview réalisée au même moment), "Showroom Dummies", basé sur une jam session autour de la mélodie de "Mitternacht" (morceau de l'album Autobahn) mais aussi une version encore très brouillon du futur morceau "Trans-Europe Express". Les bruits de trains et les claquements métalliques, bien que parfois balbutiants, sont déjà là.


Afin d'éviter de trop se renfermer sur eux même, l'album est mixé pendant l'hiver 76/77 au Record Plant de Los Angeles. Le mix ne convenant pas, Kraftwerk fait remixer l'album d'une manière plus germanique (et, de fait, plus européenne) lors de leur retour à Düsseldorf. L'album terminé sort en mars 1977.


Titre final ?



Trans-Europe Express



Cet album contient 3 grands thèmes sur la Face A, puis un autre grand thème sur la B ainsi qu'une Coda.


La Face A s'ouvre avec une version très retravaillée de "Europe Endless" par rapport à la version live de 1976. La séquence de séquenceur est lumineuse, joyeuse, bondissante. Un rythme très binaire couplé d'une ligne de basse très simple marquent le pas, et bientôt, un synthétiseur donne le départ d'un premier voyage musical long de presque neuf minutes. Les paroles de Ralf, plus parlées que chantées (il est crédité aux "words", pas aux "lyrics"), décrivent une Europe quasiment idyllique, pleine de "grandeur et de décadence" et aux paysages de "carte postale". La musique aide parfaitement à créer les images transmises par les mots de Hutter, et on s'imagine parfaitement les paysages vallonnés de la "Mitteleuropa" des années 20 si chère aux deux fondateurs de Kraftwerk, tellement même, que "Europe Endless" a failli donner son titre à l'album.


Le deuxième morceau, "Hall Of Mirrors" est une réflexion lente et peu rythmée sur la vie d'artiste. Les sons sont froids, les synthétiseurs glissent dans un hiver synthétique réglé au millimètre, comme sur du papier à musique. Le rythme est donné par ce qui semble être les pas lents et éloignés du "jeune homme" dans un très long couloir rempli de miroirs, tel que décrit par Ralf dans les "words". Légèrement répétitif, le morceau nous donne tout de même un moment de pure beauté froide lorsque le synthétiseur nous gratifie d'un "solo" en plein milieu du morceau : il est alors difficile ici de retenir un frissons tellement l’envolée est inattendue et fluide.


La Face A se conclut sur "Showroom Dummies". Construit sur un jam autour de la mélodie de "Mitternacht", le morceau se veut glaçant à souhait, racontant l'histoire de mannequins de vitrine prenant vie pour aller danser dans le club le plus proche. Inutile d'imaginer la tête des passants. Le morceau s'ouvre sur le signal "eins, zwei, drei, vier", hommage de Kraftwerk teinté d'humour aux Ramones qui ouvraient la plupart de leur morceau de la même manière. "Showroom Dummies" est sûrement le morceau le plus rythmé et le plus pop de l'album d'un point de vue conventionnel, présentant cette fois des paroles et un refrain. La mélodie est ici encore assez entrainante et mène vers une coda plus rythmée construite autour d'un synthétiseur de plus en plus frénétique. A noter que ce morceau est également disponible dans une version chantée en français, simplement titré "Les Mannequins" (disponible en 45T, sur les versions françaises de l'album mais également sur les bootlegs des concerts français du groupe).


La Face B présente la pièce maitresse du disque : "Trans-Europe Express".
Le morceau est coupé en trois grands mouvements. Le premier, nommé de la même manière, présente le rythme et la mélodie ainsi que les paroles de la chanson. Le deuxième mouvement, "Metal On Metal" reprends le même rythme en y superposant des sons de métaux frappés ça et là. Le troisième et dernier mouvement, "Abzug", donne une conclusion à l'ensemble en gardant la même rythmique tout en y ajoutant les mots "Trans-Europe Express" répétés inlassablement jusque la fin du morceau. L'ensemble des trois pièces crée un ensemble très cohérent, basé sur un rythme métallique évoquant le bruits des boggies du train et les aciéries Krupp, ainsi qu'une mélodie plutôt romantique évoquant les paysages verdoyants et vallonnés de l'Europe centrale. Le texte de la chanson rend hommage à "Iggy Pop et David Bowie", stationnés à Berlin à la même période pour se remettre des dérives du train de vie rock'n'roll. Ces deux derniers deviendront assez proches de Ralf et de Florian, assez pour partager des soirées ou des virées, mais pas assez pour collaborer musicalement. Il faut savoir que Kraftwerk est un groupe reclus, aimant travailler "à l'ombre" et dans la quiétude. Le morceau titre aura un fort impact sur la musique noire américaine, surtout dans la création de la musique électro et du rap au début des années 80 (cf : Afrika Bambataa et "Planet Rock").


L'album se termine avec la coda "Franz Schubert - Endless Endless", qui reprends dans un motif différent la séquence introductive de "Europe Endless" transposée et accompagnées de nappes de synthétiseurs calmes et sans accompagnement rythmique. Le mot "Endless" passé dans un vocodeur sera répété d'une manière systématique lors de chaque nouvelle mesure jusqu’à la fin du morceau et de l'album. C'est la façon pour Kraftwerk de nous dire que si la musique est infinie, l'Europe l'est aussi.



La naissance d'une esthétique d'After-Punk



D'un point de vue strictement technique, Trans-Europe Express est une petite révolution. C'est l'un des premiers albums à faire l'usage d'un séquenceur (Tangerine Dream utilise ces mêmes séquenceurs depuis 1973). Pour le coup, le séquenceur de Kraftwerk est "taillé sur mesure", dans les ateliers allemands de Matten & Wiechers. Couplé avec un synthétiseur Mini-Moog, le séquenceur est capable de mémoriser des mélodies de 8x8 mesures, pour un total de 64 mesures pouvant être répétées a volonté et modifiables pour un effet instantané. Cela aura un effet considérable sur les compostions du groupe. Les séquences synthétiques et rythmiques de "Europe Endless", "Hall Of Mirrors", "Trans-Europe Express" et "Franz Schubert" auraient été impossibles à réaliser de façon aussi précise, mécanique et "froide" sans l'usage du séquenceur. A cette même période, Wolfgang Flür, "batteur" attitré du groupe s'en montre d'ailleurs particulièrement inquiet : son travail est désormais remplacé par une machine. Flür, pas découragé pour autant, restera encore de longues années au sein de Kraftwerk afin d'y apporter conseils, réglages et surtout agencement du matériel et création du dispositif de studio portatif trois ans plus tard. Si le séquenceur est déjà quasiment indispensable pour un album tel que Trans-Europe Express, Kraftwerk développera son usage de façon intégrale pour l'album suivant, The Man-Machine.


D'un point de vue artistique, Kraftwerk reste maître de ses concepts et de son image.
C'est l'avant dernière fois que les musiciens en chair et en os du groupe au complet apparaîtrons sur la pochette. Deux photographies servent de recto et de verso à la pochette : la première date de 1975, prise par Maurice Seymour dans son atelier New-Yorkais. Les quatre membres posent ensemble, souriants légèrement et le regard vers la caméra. La seconde photo est un montage réalisée par Joseph Stara dans son atelier parisien. Les quatre membres du groupe posent de façon solennelle, leurs regards figés vers quelque chose au loin. Les deux photos de la pochette respirent les années 20/30 et les idéaux pacifiques de la République de Weimar. Kraftwerk va à la fois dans le même sens mais également à contre-pied des pochettes d'albums punk : le groupe est montré comme une sorte de "gang" à la manière de la "fratrie Ramones", mais ce d'une façon tellement cynique qu'il est difficile de prendre le groupe au sérieux. Au premier abord, on pourrait croire à un enregistrement sur disque de quatuor à cordes ou bien d'un album de musique électronique des années 30 (c'est personnellement l'effet que ça m'a fait lorsque j'ai écouté l'album pour la première fois). Concernant le choix artistique et la thématique générale, elle convient parfaitement à Kraftwerk. On retrouve leur fascination pour la technologie (les trains) mais également leur attachement profond à l'Europe et à leur racines teutonnes.



Les Mannequins n'ont pas dit leur dernier mot...



Lors de sa sortie début mars 1977, l'album connaîtra un succès d'estime assez grand. Encensé par la critique, il sera assez bien reçu aussi par le public avec plus de 60.000 ventes rien qu'au Royaume-Uni. Malgré ce fait, le groupe ne prévoit pas de tourner ou de faire le moindre concert : Kraftwerk est déjà occupé pour créer le prochain album...


Trans-Europe Express est souvent vu comme le second meilleur album de Kraftwerk (derrière The Man-Machine). Aux côtés des albums The Idiot d'Iggy Pop et de Low et Heroes de David Bowie, c'est un album qui fondera (selon Yves Adrien, journaliste entre-autres d'Actuel) le mouvement "after-punk". C'est également l'album qui pose les premières bases de genres nouveaux, principalement la musique électronique-pop, qui elle même fera naitre new-wave, hip-hop, électro puis house et techno. Les deux albums suivants de Kraftwerk continueront d'ailleurs à paver cette voie, particulièrement Computer World qui allie d'une façon bien plus complète tous les éléments de TEE et de The Man Machine afin d'en faire la parfaite synthèse et par conséquent créer le tout premier album de musique techno digne de ce nom.

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le 17 août 2014

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Blank_Frank

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