Le sang n'en finit plus de couler, la guitare n'en finit plus de pleurer
Keiji Haino est un samouraï. Un de ces guerriers des temps anciens catapulté dans le monde moderne, qui a troqué son sabre contre une guitare. Et en guise d'armure, un ampli. Enfin c'est la seule explication que j'ai pu trouver... Difficile d'admettre que telle musique (et tel musicien) est bien de ce monde.
On peut déplorer que la culture du kitsch japonais ôte toute envie à l'Occidental moyen (même curieux) d'aller farfouiller à droite à gauche pour trouver les rares perles qui illumineront ses tympans formatés. Et un beau jour, à force de décortiquer les interviews de ses héros préférés, le petit indé chope par-ci par là une phrase révélatrice. Keiji Haino, mmh ? Thurston Moore le désigne comme plus grand génie bruitiste du XXème siècle. Tiens donc ! Jim O'Rourke dit même de lui que "C'est un brave." Bon, on va bien finir par jeter une oreille intriguée sur l'homme dont on dit qu'il est capable d'improviser et d'expérimenter, seul face à un public pendant plusieurs heures, avec sa seule guitare. Contemporain de Merzbow, tout ça... Je ne vous cache pas mon appréhension première, motivée par plusieurs raisons. Déjà, la productivité affolante de l'homme, ses collaborations innombrables, ses enregistrement live en pagaille, tout ce bordel sans nom a de quoi apeurer. Même pour l'amateur de Zappa que je confesse être. Ensuite, la méfiance instinctive de l'esbroufe. "Bruitiste", ça englobe beaucoup de monde, aussi bien les surdoués que les charlatans opportunistes. Enfin, mais là ça tient du préjugé stéréotypique, la culture japonaise et moi n'avons jamais fait bon ménage, jusqu'à présent.
Et voilà qu'aujourd'hui je me retrouve à chroniquer cet artiste (négligé sur le site, étonnant) et plus particulièrement cet album, le premier que j'ai téléchargé (ne cherchez pas, il est littéralement introuvable en disque). Affection. Titre à la fois juste et éloigné de la réalité. Quand on commence à connaître le bonhomme, ses albums les plus jusqu'au-boutistes (C'est Parfait, endoctriné tu tombes la tête la première...), on apprend d'autant mieux à apprécier le calme, la sobriété relative et surtout la majesté de cet enregistrement pourtant assez angoissant. Dans la forme, c'est un "classique" de Mr. Haino ; seul face à un public, on l'entend brancher son ampli, et c'est parti pour 58 minutes d'exhibition. Le samouraï entre en scène et joue. À sa façon, unique, il plaque accords sur accords, parfois le même pendant plusieurs minutes sans faiblir. Comme guidées par un métronome anxiogène, les notes emplissent l'atmosphère et se font percussions, éléments rythmiques plus que mélodiques, sur lesquels, enfin, vient se poser la voix de Keiji Haino. Sa voix, punaise, voilà encore un élément qui mériterait une thèse à elle toute seule. Le théâtre traditionnel japonais se reconnaît immédiatement dans les hululements efféminés de Haino, qui chante comme on joue son personnage, avec son cœur et ses tripes. Il applique strictement la culture japonaise qui consiste à ne rien laisser paraître de ses états-d'âmes dans la vie courante, mais d'exagérer au possible lorsqu'il s'agit de mimer une scène théâtrale. Les aigus surprenant de l'homme que l'on imagine fin comme une baguette, complètent à la perfection les envolées soniques de sa guitare, témoignage d'une alchimie dont les secrets m'échappent encore complètement. Sans montrer le moindre signe de fatigue, Haino s'époumone, alterne passages contemplatifs et massacre bruitiste où le samouraï part à l'assaut de ses propres démons, avec un brio stupéfiant qui trahit de nombreuses années de rodage (Haino est "actif" musicalement depuis les années 70). La transe dans lequel il est plongé est communicative, et il est impossible de ne rien ressentir en écoutant cet album.
Personnel et intime comme peu d'autres, Affection peu aussi bien rebuter le rétif par ses hululements glaçants qu'attirer comme un aimant toute personne désireuse de se prêter au jeu de la transe bruitiste. Pour conclure, il est des chances que ce disque et cet artiste change carrément la perception de beaucoup sur la musique en général, et si vous avez l'occasion d'enfoncer cette chose dans le crâne rose fluo d'un fan de J-Pop, vous avez ma bénédiction.