Je me souviens de Sapphie. Trois morceaux, trois suites d'arpèges à 6 cordes, simples, douces, mélancoliques, et cette voix fantomatique porteuse d'une tristesse abyssale, qui lâche de longues plaintes, à côté des notes... Une voix nimbée d'une réverb d'église qui la fait s'échouer sur les falaises érodées d'un deuil insupportable. En 1998, Richard Youngs avait perdu sa chienne, Sapphie. Il en avait tiré un des albums dits "folk" les plus bouleversants que j'ai entendu, nu et fragile. Longtemps, de l'écossais je n'ai connu que ça, me contentant de passer rendre visite à cette musique blues à pattounes lorsque mon cœur appelait la mélancolie. Quand j'ai voulu faire plus ample connaissance, je me suis retrouvé face à un labyrinthe feuillu, recouvert de plantes incongrues dont je ne pouvais tâter le degré d'hostilité qu'en les cueillant une à une, un peu au hasard, et en les goûtant en priant pour que ça passe. Mais ça n'aura duré qu'un temps. Dans la discographie insondable de celui que je pris jadis pour un folksinger - et qui en réalité est un expérimentateur effréné et punk - pour chaque trouvaille à mon goût (les May et autres Airs of the Ear) je tombais sur trois fois plus d'étranges objets pointus, oblongs, de toutes les formes en réalité, que je ne savais pas du tout par quel bout attraper. Alors j'ai lâché l'affaire, acceptant que tous les deux mois environs un nouveau disque de Richard Youngs sortirait sans que je pose les oreilles dessus.


Et puis un beau jour je tombe sur l'annonce de cet album, All Hands Around the Moment. Mon préconscient tire celui-ci du lot des dizaines d'autres, sans doute parce qu'il s'agit d'une collaboration avec un artiste que je commence à connaître plutôt bien : Raül Refree. Je le connais parce qu'il s'agit d'une excellente ombre : guitariste virtuose, arrangeur et producteur, il est en partie responsable de grands disques récents, notamment espagnols, tels que Los ángeles avec Rosalia, granata avec Silvia Pérez Cruz ou plus récemment Manual de cortejo avec Rodrigo Cuevas - ainsi que d'une certaine quantité d'albums solos mais sur ce front je plaide l'ignorance. Cette fois, le voici hors de son pays et hors de sa langue. Hors de sa zone de confort alors ? En tout cas, à l'écoute de All Hands Around the Moment, on ne dirait pas.


Avec cet album, je retrouve le Richard Youngs que j'aime, celui des longs morceaux folk aux compositions cycliques, aux notes tenues telles des chants de baleine, aux parties de guitare acoustique directes et sans chichis. Je le retrouve oui, mais il n'est pas seul. Quand bien même il est seul à chanter et que les compositions portent indiscutablement sa griffe. Tout autour de lui se déploie un arsenal acoustique qui dès "Time Is an Avalanche" donne le vertige. Tandis que Richard reste droit dans ses déclamations et dans ses chœurs, Refree arrange une espèce de chaos maîtrisé, presque jazz, tout en vagues de guitares enchevêtrées et de notes éparses de contrebasse. Comme si l'Univers improvisait autour de la plainte d'un Richard Youngs qui décidément refuse de vieillir : sa voix est identique (son chant est même plus juste qu'auparavant). J'ai écouté ce morceau pour la première fois alors que je jouais à Outer Wilds - jeu d'exploration spatiale - alors que je faisais mumuse près d'un soleil au bord de la supernova, je peux vous dire que c'était une sacrée expérience mystique. Le reste de l'album est moins chaotique, mais la constante c'est bien l'impression que, même s'il reste muet, la présence de Refree s'incarne dans l'organe battant de ses arrangements acoustiques, qui gonflent et dégonflent, s'intensifient et se retirent, se constituant comme chair de ces quatre pistes de 8 minutes au même titre que la voix et la guitare de Youngs.


Cet album, je ne l'attendais plus. Une sorte de faux jumeau de Sapphie 21 ans après, qui voit Richard Youngs renouer avec ce qui sont à mon sens ses plus grandes forces, tout en se distinguant très clairement de son auguste grand frère, grâce à la fougue de Refree. Je ne l'attendais plus mais le voilà, et j'ai le sourire jusqu'aux oreilles. De quoi donner l'envie de me remonter les manches une nouvelle fois pour repartir à la recherche de pépites enfouies dans le fichu bordel de son back catalogue. On en reparle à l'occasion !




Chronique provenant de XSilence

TWazoo
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le 19 janv. 2020

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T. Wazoo

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