Le premier avril 1992 sort le documentaire « Deep Blues : a musical pilgrimage to the crossroads » de Robert Mugge. Portant sur le Delta Blues et le Hill Country Blues, il comporte de nombreux extraits filmés de performances d’alors quasis inconnus dont notamment R.L. Burnside et Junior Kimbrough. C’est un peu comme quand Depardon s’en va filmer les derniers vrais paysans de nos montagnes, nos derniers vrais indiens. On y découvre donc Junior jouant dans son propre juke joint (le meilleur moyen d’avoir des engagements sûrs) avec son regard halluciné. On sent tout de suite chez ce gars qu’il n’y a aucune pose dans son jeu, si particulier et idiosyncratique par ailleurs. On est loin des sempiternelles scies de 12 mesures en shuffle. Hypnotique, modal, transe, drone : voilà les épithètes que les érudits à lunette du blues vous sortiront pour décrire sa musique. Ils vous parleront de racines africaines, notamment de celles qu’on peut aussi entendre aujourd’hui chez Ali Farka Touré. Quand à nous, ce sont des chants amérindiens que nous devinons irriguant ces chansons, mais peu importe au fond. C’est du blues de bouseux, du blouseux si vous voulez, du primitif, du primordial et premier, du roots de chez roots. A côté B.B. King, pour ne citer qu’un exemple parmi d’autres (et nous n’avons rien contre lui) fait du blues de bourgeois avec guitare rutilante, section de cuivres, chœur féminin, moquette épaisse et costard sur mesure.

Le documentaire sera pour Junior un tremplin vers plus de notoriété et notamment ce premier album sorti en 1992. Junior a alors 62 ans. Autant vous dire qu’il a eu le temps de poncer son manche. L’artiste est à maturité. Il est ici en format guitare-basse-batterie avec un des ses fils (la légende dit qu’il aurait 36 enfants) et un des fils Burnside, on reste en famille.

Au béotien écoutant d’une oreille distraite, il pourra sembler que toutes ces chansons se ressemblent (mais chaque artiste ne refait-il pas toujours la même chanson dans le fond ?), qu’elles ont toutes le même tempo, les mêmes tonalité et harmonie. Le béotien est un con. Il serait tentant d’écouter ce disque comme un bruit de fond pendant qu'on fait la vaisselle, comme une musique d’ascenseur. Cela serait non seulement une grossière erreur mais aussi un manque de respect. La musique, ça se fait et ça s’écoute et si le nombre de musiciens explose, le nombre de (vrais) auditeurs, lui, est en chute libre mais c’est une autre histoire.

Pour simples qu’elles paraissent, les paroles de ces chansons ne sont pas non plus à négliger. Lisez celles de « You better run ». Le vieux Junior a plus d’un tour dans son sac et n’est peut-être pas le gentil grand-père qu’il pourrait paraître. Après tout, on cause du blues ici, musique du diable, etc.

Pour en revenir à Junior, sa nouvelle notoriété a alors attiré toute une faune de médiocres pique-assiettes, U2 et Rolling Stones en tête, éternels pilleurs d’épave, comme les bourgeois vont voir les singes au zoo, partent en Afrique faire un safari et passent leur week-end à la campagne voir les bouseux. « Vous comprenez, très chère, ils sont tellement authentiques ! » Seuls les Black Keys trouvent grâce à nos yeux en ayant repris les compositions de Junior et en faisant ainsi œuvre de passeurs. Les pire du pire sont les Daft Punk, ses pousseurs de boutons, mi hommes creux mi robots qui, armés de leur seul clé usb, ont sali à tout jamais la musique d’un gars ordinaire qui faisait une musique supra-ordinaire et y mettait toutes ses tripes.

Joe-Penhauer
8
Écrit par

Créée

hier

Critique lue 1 fois

Joe Penhauer

Écrit par

Critique lue 1 fois

Du même critique

All Night Long
Joe-Penhauer
8

Blues primordial

Le premier avril 1992 sort le documentaire « Deep Blues : a musical pilgrimage to the crossroads » de Robert Mugge. Portant sur le Delta Blues et le Hill Country Blues, il comporte de nombreux...

Last Sessions
Joe-Penhauer
9

L'homme de la tradition

En 1952 paraît « The Anthology of American Folk Music » qui regroupe des enregistrements plus ou moins obscurs d’artistes de country et de blues datant de la fin des années 20. Parmi eux figurent 2...

Master of Brutality
Joe-Penhauer
8

ça tache et ça part pas à la machine

« Quand quelqu’un s’abandonne à un rôle de victime, il va devoir en être une. » Ed Kemper, 2m06, 136 kg, 143 de QI et 10 victimes à son actif (paix à leur âme).Le maître de la brutalité est le...

il y a 2 jours