Don't judge a book by its cover. Sauf pour cette fois. La pochette annonce la couleur. Une épaisse marmelade de fragments de crânes de cervidés fracassés, de bois déboîtés, d’œils inertes et de dents déchaussées. Le message est clair. Finies les conneries ampoulées de Sorrow, ouste l'orchestre post-rock et retour aux choses brutes. Colin Stetson va briser des os comme au bon vieux temps.


Pourtant le single « Spindrift » avait de quoi laisser songeur, paraissant démentir la violence sourde qui traverse pourtant All This I Do For Glory de part en part. S'il s'avère que le morceau est un pivot essentiel de l'album, c'est non en tant qu'échantillon représentatif mais plutôt parce qu'il en constitue l'unique véritable respiration. Sa production éthérée et ses arpèges volatiles sont une ample bouchée d'air à mi-parcours, pour d'une part soulager après les épreuves précédentes et d'autre par préparer à l'apnée qui va suivre. Toujours plus maître de son studio, Colin creuse la profondeur de son son, qui n'aura jamais sonné aussi proche de nos oreilles. Plaçant sa myriade de microphones au plus près des touches de son massif saxophone basse, le canadien aux poumons extensibles nous accueille d'emblée avec ces percus massives dont je peine encore à croire qu'il s'agit simplement du son amplifié de ses doigts maniant les diverses parties de l'instrument. Plus encore que sur n'importe quel autre projet de Stetson, All This... donne l'impression de vivre l'expérience au cœur même de l'instrument, perdu à l'intérieur de ses sinuosités, projeté violemment contre ses parois cuivrées à chaque souffle. Les os fracassés seraient alors ceux du saxo lui-même, qui se tord de douleur sous les inflexions impitoyables du Maître ? Dans ce cas, « Spindrift » serait le son d'un saxophone qui rêve de moutons acoustiques ?


Les trois pistes de la face A sont sans pitié. De (longues) durées équivalentes, chacune nous maltraite à sa façon, chacune convoquant différemment le spectre encore pesant du « Judges » du deuxième New History Warfare. Le morceau titre nous emmène pour une lourde marche aride et claudicante, aux moult grésillements de sax. « Like Wolves on the Fold » est sans doute la plus apaisée du lot, versant dépressif de la rage sourde du surhomme, une errance nocturne non moins chargée de menace ; les claquements sont bien là, leur arrivée est simplement progressive. « Between Water and Wind » semble plutôt opposer la boue épaisse d'un saxo plus rampant que jamais au souffle glaçant – franchement hanté même – du chant de gorge hululant. Cette piste est si bestiale, que lorsque la dernière minute s'entame le son des touches n'évoque plus rien d'autre que le bruit sec des sabots d'un cheval sur la roche.


La face B est une affaire plus nuancée. Après un « Spindrift » en forme de break bienvenu, « In the Clinches » vient nous cueillir avec l'assaut le plus brutal du disque – d'autant plus au sortir d'une piste si aérienne – 3 minutes même pas, il n'en faut pas plus pour me réduire en pièces et me laisser gisant, plaies béantes, fin prêt pour l'apothéose. Depuis le volume 3 de la trilogie New History Warfare et son incroyable conclusion, on savait que Colin était non seulement capable de tenir 15 minutes sur un seul morceau mais qu'en plus le résultat était un sommet de sa carrière. Avec « The Lure of the Mine » il refait le coup. 13 minutes cette fois, mais peut-être encore plus démentiel que son aîné. Des minutes introductives qui nous plongent dans une apesanteur expectative assez vertigineuse jusqu'au virage final primesautier et tragique, en passant par les lamentations épique qui se logent en son cœur, « The Lure of the Mine » est un chef-d’œuvre, que dire d'autre ?


De quelque angle qu'on l'observe, All This I Do For Glory est une expérience solo. Solo d'une part car il est débarrassé de son orchestre rassemble sur Sorrow (il disait en interview vouloir travailler de nouveau avec eux, et pourquoi pas la puissance de leur son est indéniable – il leur faut juste un projet inspiré). Solo tout simplement parce que dépourvu de feats, vocaux ou autres, et ça faisait longtemps, entre Laurie Anderson, Bon Iver, My Brightest Diamond, Sarah Neufeld et autres Mats Gustafsson... Il est véritablement seul face à son instrument. Solo enfin car il s'agit de sa deuxième sortie, après Sorrow donc, sur son propre label indépendant 52Hz. Il n'a besoin de personne en Harley Davidstetson. Colin avait sans doute besoin de se recentrer sur lui-même après tant de collaborations, et c'est vraiment pas dommage car du haut de son titre héroïque, avec ses percées brutasses, ses ambitions élégantes malgré tout et sa maîtrise toujours plus accrue de sa technique unique, il vient de sortir probablement son meilleur album depuis 2011.




Chronique provenant de XSilence

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le 22 avr. 2017

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T. Wazoo

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