Blood Bitch
7.3
Blood Bitch

Album de Jenny Hval (2016)

La chair est faible sous la pleine Lune

Ne jamais faire confiance à un nouvel album de Jenny Hval. S'il y a bien une chose que la Norvégienne continue de m'apprendre continuellement le long d'une carrière déjà parcourue par 8 albums, c'est qu'il ne faut jamais la prendre pour acquise, qu'il est vain de tenter de prévoir à l'avance son prochain coup. Alors que son petit nouveau se présentait comme plutôt dansant aux premières écoutes, avec un concept étrange – presque comique – pour l'accompagner... ça n'a pas raté. À peine ai-je eu le temps de dire « Ouf ! C'est un bon petit album fort sympathique ma bonne dame » que SNAP! Jenny m'avait encore une fois prise par surprise, cette fois-ci en plantant profondément ses crocs dans ma nuque duveteuse et en me proposant non seulement son plus bel album jusqu'à présent mais en plus, sans aucun doute, le disque le plus fascinant de l'année.



« It's about Vampires. » « No... What ? »



De quoi parle Blood Bitch ? Jenny dans la promo de son disque parle d'un vampire qui voyage dans le temps. N'allons pas commettre l'erreur de prendre tout cela au pied de la lettre et de s'imaginer que la Norvégienne a simplement pété un câble pour redevenir une ado chelou de 14 ans. Quand Jenny parle de vampire elle parle surtout de la lassitude et du poids d'une vie éternelle, hors-du-temps, de la soif et du désir de sang, de l'absorption d'une énergie vitale. Quand elle parle de voyage dans le temps, n'est-ce pas une excuse pour venir se rencontrer elle-même à différentes 'périodes' de sa vie et s'adonner à une bonne dose d'introspection ? Mais elle ne vient pas se visiter à n'importe quelle moment. Car Blood Bitch – vous ne l'auriez jamais deviné je parie – est aussi un album qui parle de sang. Sachant les appétences de Jenny de parler de la féminité sous toutes ses coutures, on sait déjà qu'il s'agira d'un album sur les menstruations. Et plus on persévère dans l'écoute du disque, plus celui-ci semble avoir pour point de départ cette phrase sur la lunaire et solitaire « Untamed Region » :



« Then next time I wake up, there's blood on the bed. Didn't know it was time yet. Or is it... not mine ? »



Jenny y raconte le choc de la première rencontre avec ses règles. Une tâche de sang qui apparait d'on-ne-sait-où sur les draps, comme une virginité volée à son insu. Un sang qui n'a aucun sens, qui ne devrait pas être là. Et qui pourtant a tant d'implications. Jenny explore, fantasme plutôt les issues possibles de ce sang perdu. "Je ne savais pas qu'il était déjà temps...". Temps de quoi ? Le temps des romances conceptuelles ? Des amours abstraites ? Le temps du rituel du (grand) déshabillage ? Le temps des cycles qui s'enclenchent pour ne plus s'arrêter ? Le temps de récupérer son sang perdu en devenant un vampire ? Le temps de réinterroger sa féminité ? Ou bien finalement le temps de péter un câble en bonne et due forme, de friser la folie lorsqu'on commence à comprendre que tout cela n'a aucun sens ?



« There must be some kind of art form, where I can cool my blood »



Toutes ces questions, Jenny se les pose avec une sincérité proprement désarmante. Jusqu'à présent la chanteuse a toujours été sur le fil du rasoir entre teasing moqueur et vulgarité crue. Toujours à jouer avec le sens des mots, à s'intriguer sans doute de l'impact qu'ils laissent sur l'auditeur. Mais sur Blood Bitch plus de soft dicks, plus de clitos qu'on agrippe avec une main sale, plus de grosses bananes qu'on frotte sur ses cuisses, plus d'appels à la masturbation. Jenny n'est pas d'humeur taquine. Cette aventure-ci est devenue trop personnelle, on touche directement à ses questionnements les plus intimes et l'on y découvre une femme en proie à la plus totale confusion et qui s'interroge dans l'urgence. L'enregistrement même de Blood Bitch fut vite expédié (à peine un an depuis son dernier album, une première pour la dame), comme si Jenny avait soudainement été secouée d'une pulsion irrépressible d'accoucher de cet album – il n'y a qu'à constater l'haletante transition de « Female Vampire » à « In the Red ». Un besoin si impérieux qu'il a été jusqu'à lui couper tout recul, tout second degré. Adieu l'impression d'assister à des déclamations d'obscurs slogans anticapitalistes pervers ; désormais ses commentaires politiques sont exprimées directement en miroir des effets de son environnement sur elle. L'ironie a disparu de son répertoire en même temps que le sarcasme ; elle n'a plus de distance avec son propos. Elle retranscrit ce qui lui vient de la façon la plus primitive, quitte à balancer des phrases décrochées les unes des autres, ou même de hurler à s'en déchirer les cordes vocales dans « The Plague », collage psychotique composé de chutes de studio qui rompt le continuum musical de l'album (et menace de nous amener aux frontières de la raison à chaque nouvelle écoute). De fait le seul recul, la seule observation construite et argumentée de l'album ne provient pas de la voix de Jenny mais d'un sample d'Adam Curtis qui, parlant de notre société incapable de s'élever contre un capitalisme sans visage qui nous plonge dans une confusion depuis laquelle il est impossible de former une narration cohérente, semble décrire incidemment la façon qu'a Jenny d'absorber ce qui l'entoure et de se constituer musicalement comme symptôme de son temps : son album ne contient pas à proprement parler de narration cohérente dans sa façon de brasser ses thèmes. Vampire, voyage dans le temps, menstruations, capitalisme, romance, féminité, j'en passe. Lui aussi baigne dans la confusion, une confusion dont Jenny se propose d'être le catalyseur.



« I have big dreams. And blood powers. My own artistry. »



Jenny semble trouver là ce qu'elle cherchait pendant toutes ces années avec l'improvisation : l'expression non-censurée d'une subjectivité. Mais ici – encore plus que pour Apocalypse, Girl (qui pourtant était son premier album se dotant vraiment d'une narration) – son expression est cohérente. Et cette cohérence est déjà musicale (avant d'être conceptuelle) : d'un bout à l'autre de Blood Bitch nous faisons partie d'un seul et même organisme ; le corps et la conscience de Jenny. Nous faisons partie d'un même son ; ces vagues synthétiques qui marquent comme le flux et le reflux d'une circulation sanguine, ces beats de boîte à rythme qui résonnent et ne peuvent être autre chose qu'un cœur qui bat. L'album contient de fait peu d'instrumentations per se ; quelques manipulations synthétiques, quelques beats, des voix qui se superposent et se déphasent. Et pourtant tout prend une ampleur dingue, il devient grandiose dans sa nudité. On ressent à son écoute que Jenny l'a fait elle même, de ses propres mains – même si on devine qu'un producteur éprouvé (Lasse Marhaug pour ne pas le citer) est venu enrichir le tout pour lui donner toute son envergure dansante. Blood Bitch est comme un cocon qui pulse. Un cocon musical solide, uni et imperméable, qui par sa cohésion autorise son contenu à divaguer, à éclater ou changer d'apparence sans qu'un équilibre ne soit brisé. « Conceptual Romance », peut-être le plus beau morceau jamais composé par Jenny au passage, est le parfait exemple de cette dichotomie : sur un fond de pulsation rythmique lente, profonde et régulière, la chanteuse déploie des phrases mystérieuses, romantiques, érotiques, violentes, solitaires, désespérées, amoureuses, optimistes, pessimistes, abstraites, qu'il ne tient qu'à nous de lier entre elles, et déploie une partition qui apparaît linéaire mais tandis qu'elle nous berce c'est à peine si l'on discerne la manière dont le morceau renverse sa fragile suite d'accord pour nous amener vers de nouveaux registres émotionnels. On ne quittera ce cocon fait de chair et de sang qu'aux toutes dernières secondes de « Lorna », où Jenny nous quitte en nous laissant enfin respirer à l'air libre (le micro paraît littéralement sortir d'une caverne pour émerger en pleine rue) mais non sans nous poser une ultime question : « Does anyone have any language for it ? Can we find it ? ». Résumant toute la démarche de l'artiste : essayer de trouver son propre langage pour tenter exprimer l'inexprimable.



« I don't know who I am but... I'm working on it, I'm working on it. »



Finalement Blood Bitch est un album obsédant. Si je devais conclure avec un seul constat ce serait celui-ci. Obsédant et profondément troublant, les écoutes répétées ajoutant à la confusion et renforçant l'addiction. Au point où depuis un mois et demi que je l'écoute j'aurais pu écrire une demi-douzaine de chroniques complètement différentes selon la semaine, chacune partant dans une direction propre, avec à chaque fois des interprétations distinctes des thèmes qu'aborde la Norvégienne. Mais une chose reste inchangée, et demeurera encore lorsque je serai trop épuisé et lassé pour me perdre dans ses textes : ce son, ces afflux musicaux qui se répandent dans mes veines. Cette pulsation, pour un peu j'aurais peur qu'à sa fin mon cœur suive l'exemple et cesse aussi de battre... alors il ne me reste plus qu'à relancer l'album, inlassablement. Autant qu'il le faudra, jusqu'à ce que Jenny, ses douces canines plantées dans ma peau, ait fini d'aspirer toute mon énergie vitale. Sort auquel je m'abandonne dans la joie de la soumission, dans l'espoir de devenir, moi aussi, un vampire et d'éprouver le poids de l'Eternité à ses côtés.



« Conceptual romance is on my mind,
I call it abstract romanticism,
Conceptual romance is you... it's you and I.
It's you and I. »





Chronique provenant de XSilence

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le 25 sept. 2016

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T. Wazoo

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