Il est toujours agréable de s'imprégner des balbutiements d'une naissance musicale. D'évaluer l'audace des premiers pas et de s'enrichir de sonorités encore hésitantes, fragiles. L'enfantement d'un processus artistique, avec ses impudences mielleuses et ses faiblesses tendres, constitue perpétuellement un moment charnier. Peut-être que Crumb incarne cette genèse de la plus belle des façons.
Le quatuor, originaire de Boston, offre ainsi une éclosion qui semble tenir à un fil. Un tantinet fantasmagorique, à la démarche chaloupé, les premières bribes de phrases dénotent cependant rapidement une assurance insouciante, provocatrice dans sa facilité et ses effusions. Miroir d'une époque, la progression au sein de l'EP éponyme révèle rapidement une réelle faculté de duplication d'éléments entendus ça et là. Est-ce à dire que le produit musical actuel tendrait vers une simple reproduction des prédécesseurs ? Ce schéma, sans saveur, paraît ne pas rendre compte de la complexité des liens unissant ces acteurs avec les supports de leurs inspirations.
C'est dans un label classifié Do It Yourself, Citrus City Records, que les comparses ont choisi de poser leurs instrumentalisations généreusement irrévérencieuses. Or, il est rapide de constater que le label s'est fait la spécialité de commercialiser non les CD déprédateurs, non plus les vinyles ragaillardis, mais les cassettes analogiques. Étonnant choix de prime abord de faire de nouveau confiance aux bandes magnétiques depuis longtemps égarés dans les limbes de l'oubli de la grande consommation. Pourtant, certains parieraient volontiers sur le grand retour de la cassette audio, à l'heure de la recrudescence des 33 tours, camarade de galère des engins desservant l'art musical. Séries télévisuelles branchés old-school soulignent pour exemple un vraie volonté d'un retour aux sources, tout en montrant une réelle fascination pour une culture et une production musicale affranchies de carcans commerciaux. Aussi, Crumb se fait volontairement le pont entre deux époques aux procédés bien distincts, mais souhaite certainement se faire le sujet d'une passation pertinente de témoin. Le quatuor est ainsi à l’embranchement de plusieurs chemins, culturel et musical, représentation et identité. Une situation à géographie variable qui consacre tout l'intérêt du premier jet que les Américains offrent à l'écoute.
Comme la couverture le laisse présupposer, la houle marine incarne les traces laissées par le triptyque Bones, Vinta et So Tired : une sablonneuse impression de bouteille jetée à la mer, mais dont on se fout éperdument de l'aboutissement, puisque toute l'impertinence choyée réside simplement dans le cheminement escompté. Comme une grain dans la chaussure, on rêve de grandes épopées nacrées qui tombent à l'eau, d'un flamboyant navire qui déambule sous le risque d'une avarie idéaliste. Les figures en premier plan fournissent la preuve que Crumb se sait évoluer dans un paysage déchiré par leurs propres soins : loin de vouloir naviguer dans une réalité quelconque, ils la transgressent outrageusement, imposant leur vision de vagues roses et stylisées. Plus compréhensible est désormais le choix même de leur dénomination, qu'on peut relier à l'auteur américain de bande-dessinés Robert Crumb. Le vraisemblable hommage du dessinateur par les quatre compères se forge dans leur plaisir partagé de déterrer l'innovation au passé, de ne pas faire de complaisance au présent et de projeter un regard nourri d'aller-retours intemporels sur le futur.
Aussi, l'enfantement initial supposé est l'algue verte occultant les profondeurs chimérique, à l'instar d'un arbre menu couvrant l'étendue d'une forêt verdoyante. Crumb consacre son œuvre à l'égal d'une affabulation malicieuse. L'ouverture de Bones donne une fausse impression immédiate d'une envolée en mélancolie, mais signale rapidement une rechute jouissive. Le reflet de l'esprit de la bande apparaît instantanément, dans une introduction formidablement bien montée et un avertissement déjà sous-tendu.
Lila Ramini déploie avec panache une voix toute languissante, du ton si reconnaissable d'une nonchalance tranquille et d'un marasme passionné. On aime entendre cette léthargie ambiante dans cette voix finement ficelée, distillée intelligemment dans cet atmosphère d'étiolement gracieux. La même front-woman s'occupe également d'une guitare toute en volupté et lasciveté. La structure rythmique, Jesse Brotter à la basse et Jonathan Gilad à la batterie, s'emploie avec présence et inventivité à trouver une place dans un paysage duquel il aurait pu vite disparaître au profit d'une atonie piégeuse. Bien au contraire, ils distribuent les rôles et entrecoupent les diverses séquences musicales avec fort rebond , incitant à écouter dans les trois compositions cohésion d'écriture et agencements réfléchis. Brian Aronow apporte à l'ensemble des couleurs tantôt romanesques, aux claviers en doublant la voix de Ramini d'une ligne bien sentie sur So Tired ; tantôt plaintives à l'aide de son saxophone sur Bones.
Qu'on se retienne de croire que Crumb ne puisse garantir uniquement des écoutes emplies de spleen et de déréliction. A la brune, la bande a bien compris que la fête pouvait aussi commencer. C'est dans cet esprit que résonne l'EP, qui démontre que le groupe naissant aime le revirement auditif. Les arrivées en trombe de la guitare hurlante et les émulations de la section rythmique réservent constamment une très agréable surprise, tandis que la mollesse élégante collant aux diverses mélodies ne s'en trouve jamais altérée ou remise en question. Cette fraîcheur désinvolte et bougonne est en réalité la pierre angulaire de l'identité de Crumb, le centre autour duquel gravitent de multiples figures et influences. On distingue une énergie fruit d'un alliage dense entre la vitalité des Klaxons et le minimalisme de Khruangbin, la lumière de Lianne La Havas et la noirceur des Doors. Les paroles manifestent un malaise, une chute latente dans un univers gentiment foutraque et coloré de part en part. Miroir des thèmes de prédilection de leur époque, Crumb n'en est pas moins un parfait représentant de la navigation intemporelle, se nourrissant allègrement de ce qu'ils piochent à droite à gauche.
Le bébé est bel et bien né. Malgré la beauté de ce poupon joufflu, un détail accroche le regard : de grands yeux sombres, aux reflets rosés, fixent le vide immaculé de la salle d'accouchement. Égrillard dès l'enfantement, le nouveau-né semble se complaire dans le tunnel sombre duquel il ne s'est pas réellement détaché, du moins psychiquement. Crumb signe ici une petite sucrerie amère et se glisse parmi les groupes sur lesquels il faudra compter les années à venir.