The crippled, the starfish and the whole damn orchestra
Cut The World est probablement le projet le plus grandiloquent d'Antony Hegarty. Il n'y a qu'à voir sur le papier ; Antony Hegarty et ses Johnsons accompagnés par l'orchestre de chambre National du Danemark, enregistrant une performance live. Là surgissent les images de tant de groupes à stadiums qui eurent la même initiative désastreuse... Mauvais réflexe, car la démarche du groupe mélancolique est inverse. Il ne s'agit pas de s'élever au dessus de sa condition en rajoutant une tonne de cordes mielleuses là où une bonne saturation suffit (Scorpions, quelqu'un ?). Non, il s'agit plutôt de trouver chaussure à l'étrange pied du petit Antony, que l'on imagine charrier un lourd passif de dégoût de soi - avez-vous seulement déjà écouté les paroles de "Cripple & The Starfish" ?
Au temps pour le suspens : mission accomplie ! L'orchestre de chambre Danois est l'écrin parfait pour les envolées mélodramatiques de la diva transsexuelle. Le don d'Hegarty pour les arrangements a encore frappé. "Epilepsy Is Dancing" paraît sortir lentement de sa chrysalide ; de petite balade innocente elle prend peu à peu des dimensions épiques pour s'achever dans un lyrisme luxuriant ou bois et cordes se cherchent et se taquinent tels les faunes du clip. "Cripple & The Starfish" prend une ampleur nouvelle et son texte masochiste paraît s'animer en une représentation théâtrale rythmée aux coups de boutoirs des tubas. "Swanlights" et "Another World" voient leurs drones remplacés par de longues plages de cordes et flutes du meilleur goût tandis que "Kiss My Name" prend dans son coin des allures héroïques, du genre hymne fédérateur que l'on imaginerait volontiers chanté en cœur, tambour battant, par une légion multicolore de trans costumés !
En plus du vernissage en règle des fresques colorées que le fan connaît déjà sur le bout de ses doigts tout de noir vernis, la bande à Antony propose deux curiosités. Un inédit, l'excellent "Cut The World", le morceau le plus direct que l'homme ait écrit depuis un sacré bout de temps, avec son refrain simple et puissant mis en emphase par les violons. La deuxième curiosité - et pas des moindre car à vrai dire elle vole le show - est un simple monologue de Antony. Enfin monologue... la diva partage avec le public ses réflexions sur le féminisme, la lune et l'eau, la transexualité, la politique, sur le ton de la conversation voire de la confidence, comme s'il nous racontait les ragots du moments ("Eh tu sais pas ce qu'il a dit le pape sur les pédés l'autre jour !"), en blaguant. Très simplement, sans prétention dogmatique. Et c'est peut-être étrangement le moment le plus émouvant du disque. Entendre cet homme (?) que l'on a l'habitude d'écouter déclamer sa prose mélancolique, apitoyée voire morbide, depuis plus de 12 ans maintenant, se montrer si simplement humain, s'adresser à l'auditeur comme un ami pourrait le faire... On me trouvera cucul, mais ça fait son effet.
J'ai mis du temps à comprendre cet album, à l'apprécier autrement que comme un simple best-of avec des arrangements orchestraux (ce qu'il est, mais pas que). Au final, tout bien considéré, vu son contexte idéal au sein duquel ou peut voir la silhouette maquillée d'Antony déployer la pleine envergure de ses ailes noiraudes, il se pourrait bien que Cut The World soit à ce jour le plus grand album d'Antony & The Johnsons. Il ne manque que "Hope There's Someone" à ce tableau presque parfait.
Mais qu'importe, Antony est heureux. Lui qui était si mal dans ses baskets, voilà que le prince du Danemark -charmant pour sûr- lui offre la chaussure de Cendrillon... et elle lui va comme un gant.