La nostalgie, il n'y a que ça de vrai. La vraie vie, ce sont les souvenirs. Autant d'aphorismes péremptoires qui sautent à la gorge à l'écoute du nouvel album de la merveilleuse chanteuse norvégienne Annie. Souvenez-vous, justement, il y a bien des années de cela, je vous abreuvais de mon amour pour ses deux premiers disques : Anniemal et Don't Stop. Depuis 2009 quasiment le silence, à part une poignée de superbes EP, dont le dernier en date, Endless Vacation, sorti en 2015, rappelait le talent infini de l'artiste.
Mais, comme je l'écrivais de manière fort prémonitoire en conclusion de ma petite chronique d'Anniemal en 2005 : on n'oubliera pas Annie. Et on ne l'a pas oubliée. Du moins, je ne l'ai pas oubliée. Toujours à l'affût de son travail, j'ai attendu Dark Hearts comme le grand événements musical de cette fin d'année 2020. Je n'ai pas été déçu. C'est un petit chef-d'œuvre sur le temps qui passe et, en toile de fond, sur la fin des temps.
Dès les premières mesures de In Heaven, on reconnaît la nouvelle direction musicale d'Annie, quelque part entre Johnny Jewell et David Lynch (pas pour rien que ce morceau porte le même nom que celui d'Eraserhead). Par moments, c'est extrêmement troublant. American Cars pourrait sortir d'un album des Chromatics. Corridors of Time et The Untold Story sont de pures chansons de Julee Cruise. Heureusement, Annie déborde toujours de cette personnalité attachante, qui transparaît dans sa voix délicate et dans ses textes très personnels.
Arrivée à la quarantaine (je découvre d'ailleurs que nous avons le même âge), mère de deux enfants, la Annie de Dark Hearts n'est bien sûr plus celle d'Anniemal et on ne lui demandait pas de faire danser les clubs ou de nous parler des amours adolescentes. Ici, ce sont avant tout les souvenirs qui guident nos pas.
Le point d'orgue arrive dès le second morceau, The Streets Where I Belong, clairement la plus belle chanson d'Annie. Je vous garantis qu'il faut avoir un cœur de pierre pour ne pas être ému. C'est tout simple, tout faussement simple. Juste des anecdotes, juste l'évocation du passé. Des choses que tous les artistes font, vous savez bien. Pas besoin de chercher bien loin, à quelques jours d'intervalles, Bruce Springsteen a sorti un album presque tout entier dans ce style. Mais Annie le fait à sa manière, avec sa voix, c'est d'une finesse, d'une douceur à fendre l'âme.
La voix d'Annie est tout un poème et on pourrait lui composer une ode. Certains, les mécréants, peuvent la trouver "limitée", laissons-les dans leur surdité. Quand la voix d'Annie se brise presque sur "time to go, even though it hurts" de la chanson Miracle Mile, c'est un crève cœur. Et quand elle entonne Mermaid Dreams, on y croit, c'est une sirène.
Si les rythmes sont majoritairement calmes, il reste quelques pas de danse, avec notamment la percutante chanson qui donne son nom à l'album ou l'entraînant (et nostalgique, ah on n'y échappera pas) Forever '92. L'ambiance est clairement à la rêverie ou à une approche cotonneuse de l'Apocalypse, à l'image du divin Countdown to the End of the World, voisin du Until the End of the World de Julee Cruise.
Car Dark Hearts est aussi placé sous le signe d'un film, le désormais bien connu Miracle Mile (Appel d'Urgence en VF), petit classique de la SF des années 80. Très typé de son époque et en même temps incroyablement moderne, Miracle Mile a fait les beaux jours des vidéo clubs avant d'être enfin reconnu à sa juste valeur il y a quelques années. Un travail cinéphilique de longue haleine, car on se sentait encore bien seul, il y a 10 ou 15 ans, lorsqu'on chantait les louanges du film.
Bref, Miracle Mile donne son nom à une chanson de Dark Hearts, et est aussi samplé sur un autre sommet du disque, l'anxiogène The Bomb. L'Apocalypse plane donc sur l'album, mais la fin, accueillie par la dernière chanson, It's Finally Over, est en fait un nouveau commencement. Le soleil brille, les oiseaux chantent. C'est avant tout le bout du tunnel, l'aube après la nuit sans lune. C'est aussi pour Annie, et pour l'auditeur, l'entrée dans une nouvelle étape. Après avoir accompli un voyage dans le passé, après avoir arpenté les rues de notre jeunesse, après avoir évoqué tous ces amis perdus de vue, après avoir affronté nos regrets et nos peurs, un nouveau monde se dévoile. Le petit album discret, accueilli fraîchement par une partie de la critique plus prompte à se repaître de la dernière artiste plus jeune et à la mode, le petit album trop humble, est en fait une révélation.
Avec Dark Hearts, Annie ne révolutionne pas la musique. On pourra toujours trouver que cela rappelle trop ceci ou pas assez cela. Ce n'est pas, justement, une bombe atomique bruyante balancée à grands fracas promotionnels sur les ondes radiophoniques et à la une des magazines. Non, c'est tellement mieux que cela, c'est un chef-d'œuvre intime, d'une infinie beauté, magique dans ses divagations, attendrissant dans ses faiblesses. Certes, il faut sans doute avoir une certaine tendresse pour Annie. Mais qui peut ne pas avoir une certaine tendresse pour Annie ? Avec Dark Hearts, elle répond à la seule question qui méritait une réponse : celle posée à la fin de la saison 2 de Twin Peaks. Comment va Annie ? Annie va mieux, Annie va bien. Et, grâce à elle, nous aussi.