C'est un disque de punk électronique. Pour le comprendre il faut dépasser l'idée que la musique punk ne consiste qu'en trois accords joués très vite pendant trois minutes maximum. Le punk c'est aussi une esthétique, une politique et surtout une provocation. De sa pochette hideuse à sa musique aliénante, Shaking the Habitual est un grand disque punk. Les slogans s'affichent, se hurlent, se dissimulent dans les grincements, les sifflements et l'accumulation de sons parfois horribles. A chaque morceau son univers et ses revendications, presque tous les thèmes majeurs qui secouent nos sociétés occidentales sont passés en revue. Avant d'être un album fleuve, le nouvel opus de The Knife est un manifeste, un peu situationniste sur les bords, franchement énervé, et en même temps doucement accueillant, profondément onirique, ou plutôt cauchemardesque.
C'est aussi une synthèse de leur parcours, pas vraiment un aboutissement, le côté fourre-tout rappelant parfois Sandinista! de The Clash et son abondance pas toujours maîtrisée. On retrouve ici les rythmes (sur percussions live) de Deep Cuts, les atmosphères ténèbreuses et iconoclastes de Silent Shout et surtout les expérimentations ambient de Tomorrow, In A Year. On sait que le duo a hésité à changer de nom devant cette évolution que certains jugeront radicale, voire rédhibitoire, avant de bien vite se raviser et d'admettre que tous les artistes ont le droit, et peut-être même le devoir, d'évoluer avec le temps, avec leurs envies, avec leurs préoccupations.
Bien sûr, ceux qui aimaient le The Knife pop et dansant, celui des "tubes", vont probablement tomber de très haut. Pour beaucoup, même les fans, les 19 minutes de dark ambient de Old Dreams Waiting To Be Realized, pile au milieu du disque, seront insoutenables. Il faut avouer que l'attention de l'auditeur est mise à rude épreuve, surtout si on n'a pas l'habitude du genre. Un peu avant la conclusion, les 10 minutes de bruit sifflant de Fracking Fluid Injection resteront aussi dans les annales des morceaux zappés par presque tout le monde (rejoignant ici le Revolution 9 de l'album blanc des Beatles).
Pourtant l'or et les diamants sont partout et pas forcément dans leurs oripeaux les plus complexes. Il faudra dépasser le stade de quelques premières écoutes exigeantes. Mais il est difficile de résister à la splendeur de Wrap Your Arms Around Me, à l'intensité de A Cherry On Top, aux performances vocales de Stay Out Here ou à la frénésie créatrice de Networking, sans parler de l'hymne sans concession qu'est Full of Fire. Direct au cœur, direct aux tripes. Avant même de réfléchir au(x) message(s), avant de s'extasier sur les arrangements, sur la complexité folle de la production, sur la fausse simplicité d'une musique mûrie durant sept années. C'est le jardin du bruit et des délices, fusion de mille et un genres dans un son néanmoins immédiatement reconnaissable (ces fameuses percussions, les voix multiples de Karin). Pour ceux que le jeu des comparaisons amuse et qui fonctionnent par citations, donnons-leur quelques pistes : Can, Faust, Ligeti, PIL, Nurse With Wound, Coil, Brian Eno et David Byrne, Autechre & so on...
Oui, c’est un disque volontairement déplaisant, qui cherche la confrontation, oui c’est le fameux « magnum opus » que presque tous les artistes majeurs et novateurs se doivent de signer. Ce n’est probablement pas celui qu’on écoutera le plus, mais c’est peut-être celui vers lequel on reviendra le plus souvent avec curiosité. On ne cessera de le redécouvrir, de l’aimer et de le haïr. Mais on ne sera jamais indifférent et c’est déjà bien davantage que ce que la majorité de la musique actuelle nous propose.