Lâcheté et mensonges
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le 29 nov. 2019
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« [la Beauté] est un sphinx, une énigme, un mystère douloureusement irritant. Nous voudrions nous en nourrir, mais elle n’est qu’objet de regard, elle n’apparaît qu’à une certaine distance. » écrivait Simone Weil en 1950, dans un texte sur la Beauté, l’âme et Dieu ("l’Attente de Dieu"). Si Michael J. Sheehy, lui qui se présente comme athée convaincu, a choisi cette réflexion un peu mystérieuse – que l’on peut considérer comme plutôt pessimiste – comme titre de son premier album en dix ans, c’est peut-être que sa vie au cours de cette décennie « perdue, musicalement », lui a permis d’atteindre pour la première fois une certaine sérénité : mariage, paternité, et peut-être surtout rupture avec l’alcool qui a longtemps été à la fois sa muse et sa malédiction… La vie, toute simple, qui lui est désormais offerte, dans toute sa splendeur et sa fragilité, n’exclut pas l’éternelle recherche de la Beauté : elle a clairement inspiré la majorité des chansons calmes, presque contemplatives, de "Distance Is The Soul of Beauty".
Sheehy explique aussi que c’est la contrainte de la pandémie et du confinement qui a conféré à ces chansons leur orchestration minimaliste. On a toutefois envie lui rétorquer que c’est surtout la profonde tristesse qui se dégage de certaines de ces chansons qui, et c’est sans doute inévitable, permet à l’album de s’élever vers une grandeur telle qu’il tutoie alors le génie d’un Cohen ("The Girl Who Disappeared") ou d’un Nick Cave ("Judas Hour"), sans pour autant que ces influences soient envahissantes.
Mais revenons un instant en arrière, car peu de gens connaissent (encore ?) Michael J Sheehy, auteur compositeur anglais ayant autant frôlé la notoriété qu’il l’aura évitée grâce à la violence dépressive (et « dépravée »… c’est lui qui le dit !) de sa musique. Il fut d’abord dans les années 90 le leader du groupe Dream City Film Club, avant de se lancer dans une carrière solo (trop) discrète. La réputation de Sheehy tournait– au moins jusqu’à ce nouvel album – beaucoup autour de la noirceur de ses histoires de « drinking, fucking and tragedy » déguisées en chansons pop vénéneuses. Ses influences, parfois trop évidentes, ont toujours été Nick Cave, Leonard Cohen, Tom Waits, mais aussi le Velvet Underground, Suicide, et… Elvis Presley : que du bon, mais aussi que du titanesque, de quoi refiler des complexes à n’importe quel musicien qui n’arrive pas à rencontrer, lui, le succès.
« Tread Gently, Leave No Scar / As you move across the Land » (Marchez avec précaution, ne laissez derrière vous aucune cicatrice / Lorsque vous vous déplacez à travers le pays) sont les premiers mots ou presque de ce nouvel album, dans une ouverture acoustique d’une douceur confondante, qui établit certes l’atmosphère générale de "Distance is the Soul of Beauty", mais n’en reste pas moins un mensonge redoutable : car la musique de Sheehy laisse, elle, des cicatrices…
Ceci dit, "Bless Your Gentle Soul", électrique, presque pop, remercie un ami qui n’a jamais perdu foi en lui, et aurait été sans doute une introduction plus digne d’attirer le « grand public » dans les rets de ce (faux) crooner, qui pourrait éventuellement séduire certains fans de Richard Hawley. "We Laugh more than we Cry" continue dans le même registre, presque léger, ou en tous cas presque plaisant… avant que les fractures ne commencent à apparaître dans la texture de l’album : on prend le somptueux et quasi terminal "The Girl Who Disappeared" comme un poison doux mais léthal. Et on réalise que le… euh single "I Have to Live This Way" sonne surtout comme si Dylan avait eu la vie d’autodestruction qui a été celle de Sheehy.
C’est le jazzy, contemplatif de "Blue Latitudes and Starless Skies" qui élève encore le niveau, et permet à l’incroyable "Judas Hour" d’égaler la beauté spectrale d’un "True Love’s Gutter". Normalement, à ce stade, quand déboule le solo de guitare électrique, l’auditeur est entré en transe : « Honour is for pimps and thieves / Who wear their hatred on their sleeve / Judas Hour / Watch them Bleed / See them Swing from the Trees » (L’honneur est pour les proxénètes et les voleurs / ceux qui portent leur haine sur leur manche / l’heure de Judas / les regarder saigner / les voir se balancer aux branches des arbres). Trahison, haine, cruauté, on retrouve ici la noirceur passée du poète ivre.
"Blackout of Arrows" poursuit sur le même registre hanté, « We are the spike in your ear /.. / The stain on your clothes / the mirror who never lies » (Nous sommes la pointe enfoncée dans votre oreille / .. / La tache sur vos vêtements / le miroir qui ne ment jamais) : susurré, méchant, toxique… oui, ce sont des abimes qui se sont ouverts sous nos pieds, très loin de la promesse de légèreté et d’innocuité qui nous a été faite.
Il est temps de conclure cette sombre affaire, et "Everything That Rises Must Converge", avec sa mélodie superbe et son orchestration électronique, se déguise en promesse d’espoir : « All things shall be well / … / Don’t be afraid, we will not be overcome » (Tout ira bien /… / N’ayez pas peur, nous ne serons pas vaincus). Honnêtement, et on en est désolés pour la femme et la petite fille de Michael J Sheehy, mais on n’y croit pas une seconde.
A notre humble avis, laissez entrer la musique de Michael J Sheehy dans votre vie… mais faites-le à vos risques et périls.
[Critique écrite en 2020]
Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2020/10/23/distance-is-the-soul-of-beauty-michael-j-sheehy-apaise-mais-pas-gueri/
Créée
le 23 oct. 2020
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