Est-ce que le nom Karl Bartos vous dit quelque chose ? Non ?
Et si je vous dis Kraftwerk, c'est mieux ? Toujours pas ?
Kraftwerk, c'est un (voire LE) groupe fondateur dans l'histoire de la musique électronique. Fondé en 1970 a Düsseldorf par Ralf Hütter et Florian Schneider, il a aussi intégré Wolfgang Flür aux percussions entre 1973 et 1987 ainsi que Karl Bartos aux percussion puis à la composition entre 1975 et 1990. Entre 74 et 1986, Kraftwerk sort six albums, dont au moins quatre seront de petites révolutions dans leur genres propres (Autobahn en 74 les fait connaitre au grand public, Trans-Europe Express en 77 invente la musique industrielle et pose les bases du hip-hop, The Man-Machine en 78 invente la synthpop et Computer World en 81 invente carrément la techno). Entre 1986 et 1991, le groupe s'occupe à rénover son studio et à réactualiser les grands classiques de leur répertoire (grâce aux nouvelles technologies). Flür, lassé par le manque d'activité musicale du groupe jette l'éponge. Bartos est peu enclin à participer à ce projet de "rénovation musicale", mais s'y incline quand même et participe aux "sessions". En février 1990, Kraftwerk sort de son mutisme et donne une poignée de concerts "secrets" en Italie. Flür est remplacé aux percussions par Fritz Hilpert, l'ingé son du groupe. Bartos donne avec Kraftwerk ses derniers concerts. Il quitte définitivement le groupe en juillet, avant même que "l'album" The Mix ne sorte. Il dira alors à Ralf, le leader de Kraftwerk "j'en ai marre d'avoir un Jumbo Jet prêt à décoller dans le jardin sans pouvoir voler avec, alors je préfère tracer mes propres lignes dans le ciel avec mon petit Stuka". En clair, Bartos ne veut plus s'incliner comme un robot au diktat Ralf + Florian. Grand bien lui fasse.
Fin d'année 1990, Bartos fonde son propre groupe, nommé d'abord "The Klang Institute" puis renommé en "Elektric Music" en raison de la trop grande ressemblance du nom avec celui du studio de Kraftwerk (nommé "Kling Klang"). Bartos continuera pendant un moment de parler de "The Institute" lorsqu'il est interviewé à cette période. Il invite son ex-partenaire Wolfgang Flür à le rejoindre mais ce dernier refuse poliment, quoique son nom est tout de même affilié au projet (ce dernier fondera lui même son propre projet, nommé Yamo). Bartos s'installe dans un studio de Düsseldorf situé non loin de celui de ses anciens patrons, d'ailleurs il lui arrive parfois de les croiser dans la rue...
Un peu plus tard, Lothar Manteuffel, ex-chanteur du groupe Rheingold rejoint Bartos. Elektric Music est donc composé autour du duo Bartos/Manteuffel, avec la participation occasionnelle d'Emil Schult, graphiste, concepteur de pochettes et ami proche des deux cerveaux de Kraftwerk à la base ayant lui aussi eu quelques soucis avec ses derniers.
Fast forward en 1992. Elktric Music sort son premier maxi, "Crosstalk", composé du morceau titre, d'un remix et d'une curieuse reprise des Equals, "Baby Come Back". Ce dernier morceau fut en fait composé pour la compilation des 40 ans du journal anglais New Musical Express, pour lequel chaque artiste sélectionné devait reprendre un titre ayant été numéro 1 dans les charts anglais lors des 40 dernières années. Ce premier maxi annonce en fait le premier album du duo.
Nommé Esperanto, l'album se veut dans le prolongement des idées de Kraftwerk. Tout comme le groupe matrice de Bartos, l'album dispose d'un thème global qui est ici la communication. L'album est composé de huit pistes, toutes plus ou moins en rapport avec l'art de s'exprimer ou de véhiculer messages et informations. Les beats de l'album retrouvent la précision de ceux de Kraftwerk, tout aussi ciselés et millimétrés. Certains sons seront d'ailleurs assez familiers à l'auditeur averti du groupe des quatre de Düsseldorf... Bartos a peut-être quitté Kraftwerk, mais il a pris avec lui une partie de l'identité musicale du groupe.
L'album débute sur "TV", morceau le plus kraftwerkien de l'album. Tempo moyen, mélodies simples mais très belles, beats parfaits. Le chant de Lothar Manteuffel, assez étoffé, ajoute tout de même une grande dose "d'humain" dans la musique robotique de Bartos. C'est selon moi le meilleur morceau de l'album et je dirais même le meilleur de toute la carrière solo de Bartos. Ce même morceau sortira en maxi single avec deux versions dub. "Show Business" continue dans la même voie, en plus synthpop. On notera une petite pique envers le groupe matrice de Bartos dans les paroles du morceau : "Diving through a looking glass / Just like the greatest stars / You don't have to be yourself / Change into someone else", paroles faisant explicitement référence au "Hall of Mirrors" de Kraftwerk...
Le morceau suivant est plus lent et se dénote vraiment du reste des titres : "Kissing The Machine" fait appel au chanteur d'OMD Andy McCluskey qui apporte toute la chaleur nécessaire à cette histoire de romance entre l'homme et la machine. A savoir que ce morceau finira même dans le dernier album (très kraftwerkien) en date du duo synthétique anglais, English Electric. On frise d'une certaine façon avec ce morceau ce qui avait pu être fait avec un morceau tel que "Computer Love".
La première partie se termine sur "Lifestyle", morceau trés up-tempo rempli de samples vocaux phonétiques et de boites vocales robotisées. On retrouve là aussi les sons de synthés qui ont fait le succès d'un Computer World douze ans auparavant...
La seconde partie débute sur "Crosstalk", le même morceau que le single sorti en 92. Mid tempo, simple dans sa construction et rempli aussi de samples phonétiques. "Information" revient à quelque chose de beaucoup plus techno, sans chant et embraye directement sur le morceau titre, "Esperanto", plus lent. Ce morceau m'évoque Nine Inch Nails dans les parties chantées, tout en gardant l'élégance de Kraftwerk. L'album se termine en beauté sur l'explosion techno "Overdrive".
Avec Esperanto, le duo Bartos/Manteuffel fait ses preuves. Karl Bartos sans Kraftwerk est tout à fait capable de créer un album de techno-pop synthétique à peu prés cohérent. L'album n'est pas un grand succès public, mais très remarqué dans la presse qui attendent avec impatience le moindre signe de vie de Kraftwerk. Ce n'est que trop beau pour eux que de voir qu'un membre du "line-up classique" s'en est échappé pour continuer en solo. Le duo donnera par la suite une petite poignée de concert et se lancera dans la conception d'un nouvel album. Quelques enregistrement sont dispos de la fameuse tournée nordique de 1994 de Elektric Music avec le groupe techno LFO. Tristement et pour des raisons inconnues, le futur deuxième album ne sortira jamais, les seules nouvelles compos entendues ont été jouées lors des concerts suédois et danois. Lothar Manteuffel quittera Bartos pour vaquer à ses occupations. Bartos proposera alors ses services a Electronic, le "super groupe" mancunois composé de Bernard Sumner (New Order) et de Johnny Marr (The Smiths). Certaines compos originellement prévues pour le second album d'Elektric Music furent alors retransformées pour être inclues dans les travaux d'Electronic. L'album Raise The Pressure sortira en 1996. Parmis les collaborations les plus flagrantes de Bartos dans cet album, on note l'intro et l'outro de "Until The End Of Time" ainsi que la face B du single "Forbidden City", "Imitation of Life" (nommé à la base "Bombast" et réarrangé en "Musica Ex Machina" dans l'album Off The Record de Bartos, sorti en 2013). Elektric Music devient ensuite Electric Music, et Bartos troque les synthés contre la guitare pour sortir un album éponyme en 1998 très rock. On aime ou on aime pas...
Esperanto c'est donc le véritable premier album solo de Karl Bartos, ex-Kraftwerk de génie. Bah oui, preuve en est avec l'album, on retrouve 70% de ce qui faisait le son Kraftwerk dans la fin des 70's et dans les années 80... Comme quoi, même si le bonhomme en question peut sembler inintéressant en solo, sa participation dans le groupe de robot de Düsseldorf n'est pas à minimiser.