Si l'on est totalement honnêtes, on se doit de reconnaître que cela fait déjà un petit moment qu'on n'écoute plus vraiment les albums que John Dwyer publie très régulièrement sous le nom de Oh Sees (disparition du Thee depuis 2017), et qu'on se contente d'assister fidèlement à ses remarquables prestations live, parmi les plus enthousiasmantes qui soient, quand on aime pogoter et / ou headbanguer sur de grosses guitares et des percussions en folie. Et ce n'est sûrement pas avec ce "Face Stabber" que ça va changer. D'ailleurs les réactions autour de nous à ce long, long album d'une heure vingt, qui s'apparente la plupart du temps à une dissertation verbeuse mais très soft dans un format jazz rock inattendu, sont étonnamment cohérentes : c'est ennuyeux, il ne se passe rien, etc.
Bon, si après la case "metal progressif" de "Smote Reverser", John a décidé de cocher la case ambient jazz rock, qui sommes nous pour prétendre qu'il a tort ? Préférons nous vraiment les gros frileux de la musique actuelle qui se réjouissent de rester dans leurs petites boites bien étiquetées pour pouvoir espérer VENDRE des disques ? Essayons plutôt de trouver une manière d'entrer- au moins un peu - dans le doux délire de "Face Stabber", puisqu'une écoute inattentive de ces véritables épopées musicales en mode mineur ne livre que peu de leurs secrets. Recommandons donc l'impensable : une écoute vraiment attentive, au casque peut-être pour une meilleure immersion... C'est alors que se dessine peu à peu le sens de ce nouveau projet déjanté, et que sa poésie délétère se mue en une force paradoxale.
Le tapis démentiel de percussions (les deux batteurs de Oh Sees sont à fond, comme toujours ou presque), la logorrhée tranquille de la guitare, l'intrusion régulière de bruits anodins ou irritants, la perte régulière de substance qui désoriente, la voix, impeccable et rare de John... les motifs d'enchantement ne manquent finalement pas, pour peu qu'on ait la patience de juger objectivement non seulement chaque point de cette tapisserie de Lisieux, mais aussi de prendre un peu de recul pour juger de l'effet général.
Et puis, aux deux tiers du parcours alors qu'on se sent presque confortables dans ce cocon jazzy à la virtuosité indéniable, voilà que l'épine dorsale du monstre Oh Sees réapparaît sous la houle. Surgissement de la violence, montée du plaisir, bonheur de retrouver un peu nos marques... avant que "Face Stabber" ne replonge dans les abysses de l'inconscient.
Oui, le disque est trop long : réduit de moitié, ça aurait pu être un vrai chef d'oeuvre, qui sait ? Oui, John Dwyer manifeste une indéniable complaisance dans son jeu de guitare et sa musique en général, et n'hésite jamais à se perdre. Mais oui aussi : on est prêt à prendre le pari que, joués sur scène, ces morceaux seront une véritable tuerie.
Continue à ramer et à creuser, John : t'attaques certainement la falaise, mais c'est comme ça que tu trouveras de l'Or.
[Critique écrite en 2019]
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