Des gugusses paumés qui peignent des paysages métissés à la guitare sèche tout seul on en trouve décidément partout dans le monde. Vous pouvez me croire, de la gratte primitive j'en ai vu aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, au Brésil, au Japon, en Espagne, en Israël, en Allemagne, au Portugal, au Cameroun et même au Bhoutan. C'est à peine si j'ai été surpris lorsque je suis tombé au coin d'un bandcamp sur ce disque au titre univoque : Face to Face with American Primitivism in Eastern Europe Vol.1. Grâce à Jakub Simansky je peux désormais parader en affirmant que j'ai de la guitare primitive tchèque dans ma collection. Mais ce Face to Face va bien au delà de la simple curiosité ethnique ; j'ai écouté beaucoup de disques de guitare cette année, et des bons, mais aucun qui soit de ce niveau. Aucun qui possédait cette fougue, cette puissance dans les doigts, cette vision sublime du métissage mélodique, ce mariage de couleurs familières du genre à d'autres complètement nouvelles. Jakub Simansky est venu, et si l'Univers était juste le petit monde de l'American Primitivism moderne devrait en être tout chamboulé.


Simansky ne perd pas de temps ; dès « Dan B. Raag » on sait à quoi s'en tenir, avec son pouce d'acier il martèle cruellement ses cordes basses en nous noyant d'entrée de jeu sous un déluge de notes que ses 4 autres doigts envoient avec une cadence mitraillette et une précision redoutable. Jakub nous démontre aussi très vite la souplesse de son jeu en se réservant des phases d'apaisement. Le message est clair : comme les plus grands professionnels des films pour adulte, cet homme nous mène par le bout de ses doigts, et ne relâchera pas son emprise avant de nous avoir mené jusqu'au climax. Mais Jakub est loin d'avoir pour autant épuisé toutes ses cartouches, très loing de là. « Dan B. Raag » était là comme une démonstration de force, les choses « sérieuses » commencent avec « The First Day of Ruby Bridges », où le talent mélodique du Tchèque a tout le loisir de briller. À partir de cette deuxième piste à l'enregistrement assez lo-fi, la plupart des compositions auront une trame mélodique claire et entraînante. L'occasion de constater comme Jakub a su parfaitement digérer ses influences (la première, trop envahissante pour ne pas la citer au moins une fois, est bien sûr John Fahey, comme en témoigne ses deux reprises) et y infuser son propre héritage musical. Tout au long de Face to Face – qui est moins le duel au pistolet que nous vend la pochette qu'une danse torride – l'Amérique et l'Europe de l'Est se font violemment l'amour, le blues trainant fricote avec les mélodies menaçantes sorties tout droit d'un violon hanté de gypsie, tandis que la country des plaines sautille joyeusement avec un sens de la fête très tzigane. Cette musique parvient à m'attirer par ses emprunts à un lexique américain que je connais bien puis à me transporter ailleurs, en un territoire hybride où l'on parle tchèque au milieu des Rocheuses. Les trois quarts des morceaux de Face to Face me donnent juste envie de me lever et de me mettre à danser en adoptant des postures clichées (sans doute à la limite de l'injure envers les populations de l'Est). Pratiquement tous les thèmes de ce disque sont facilement fredonnables, preuve que les compos sont nées d'un squelette mélodique solide – contrairement aux bouillies de notes que certains guitaristes croient bon de nous servir pour épater la galerie.


On pourrait d'ailleurs résumer les forces et les faiblesses du disque en regardant les reprises de Fahey : « The Revolt of the Dyke Brigade » est issue de l'album le plus spirituel, le plus apaisé du gros John, le Volume 6, et l'interprétation de jeune chien fou qu'en donne Jakub ne fait pas justice à l'originale, la brusquant trop pour que sa force tranquille ne puisse se développer convenablement. En revanche « The Red Pony », composition très rythmée, mystérieuse et presque vaudou, s'octroie une nouvelle jeunesse ; elle chevauche furieusement les grandes plaines et pour peu on pourrait croire qu'elle a été écrite dans l'Est de l'Europe tant son ton s'y acclimate à la perfection. Entre les deux on a ce « Variations on J.F. » qui détourne des thèmes de l'illustre monsieur dont à ce stade vous identifierez aisément les initiales, j'espère, en y appliquant le traitement Simansky©.


Face to Face with American Primitivism in Eastern Europe est un cas d'école du genre, un album Folk au sens primaire qui aura puisé dans son héritage faheysien la force de tisser l'étoffe d'une nouvelle histoire, sublimant ses influences sans effort apparent, pour finalement accoucher de morceaux de bravoure qui se révèlent supérieurs à ses hommages à Fahey. Simansky est un guitariste qui nous montre ses rares faiblesses avant de nous prouver qu'il est capable de les surmonter aisément (avec « The Revolt of the Dyke Brigade » on le croyait peu à l'aise dans un registre apaisé, mais le voilà qui nous contredit avec la superbe méditation de « Slow Awakening In Orchards »). Le drame voyez-vous, c'est que personne n'est au courant. Face to Face n'est qu'une sortie bandcamp perdue au milieu de tant d'autres. Il ne tient qu'à nous z'autres de propager la bonne parole le plus loin possible pour que le monde se rend progressivement compte du petit monument acoustique qui a éclot ici. Mais la bonne nouvelle dans l'affaire c'est qu'il s'agit du « Volume 1 », on est donc en droit d'espérer un second volume prochainement. La légende est en marche !

T. Wazoo

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