Nous les mélomanes, on a tous nos chefs-d’œuvre cachés. Des disques qu’on chérit sans limites tout en sachant les raisons de leur impopularité. Ils sont trop austères, trop expérimentaux ou tout simplement trop originaux pour séduire tout le monde. On les adore, mais ce n’est pas grave qu’ils soient si peu connus.


Néanmoins, il y a aussi une autre catégorie de sommets méconnus. Celle des œuvres qui avaient tout pour cartonner et qui ont échoués sans qu’on trouve de raisons crédibles pour justifier cela. En prime, on ne peut pas s’empêcher de pester contre le plus grand nombre qui n’a pas eu la bonne idée de les porter aux nues. Quitte à nous donner une image d’élitiste anti-mainstream parce qu’on connait la musique mieux que tout le monde et que si vous n’aimez pas ce disque, c’est que vous êtes trop ignares pour l’apprécier hein ho ! Surtout quand le bidule en question s’inscrit dans un courant qui a rapporté des montagnes de dollars et fait couler des litres de cyprine. Donc ça nous rend encore plus aigri au point d’avoir envie de gueuler dans les oreilles des passants leur absence totale de curiosité et de passion. Bien sûr, c’est une image. Évitez de faire cela pour de vrai à moins que vous souhaitiez finir dans le commissariat le plus proche contre votre gré.


Tout ça pour dire (on y arrive), que ce premier Truly est un énorme album devenu culte. Seule une poignée d’amateurs le connaissent et se l’échangent sous le manteau telle une drogue surpuissante. Le lien avec les stupéfiants est tout sauf anodin, car il est la représentation de la facette la plus psychédélique du grunge. Peut-être même la réponse du style au divin desert rock de Kyuss voire au shoegaze de l’autre côté de l’Atlantique. Quel rapport avec les shoegazers ? Fast Stories...From Kid Coma (rien que ce titre…) est un festival de guitares psychédéliques à la Swervedriver (écoutez « Blue Lights » et ses distorsions alanguies). En poussant l’analyse plus loin, c’est l’équivalent Américain du combo d’Oxford. Ils possèdent une rythmique puissante, une obsession similaire pour les guitares les plus diversifiés possibles (entre hard rock, bruitisme et longue traînées planantes) ainsi qu’un sens de la mélodie pop rendant tout ce boxon digeste et accrocheur pour n’importe qui.


En même temps, le trio se cachant derrière cette boucherie sonore n’est pas une bande de manchots. Le premier bassiste de Soundgarden, l’ancien batteur des Screaming Trees et un guitariste chanteur… Qui a failli rejoindre Nirvana. Avons-nous affaire à un supergroupe ? Oui mais dans un genre un peu particulier : toutes ces personnes ont quitté leurs formations avant qu’elles n’atteignent leur zénith commercial et artistique. Ce qui peut expliquer la réussite éclatante de leur collaboration. Leur passif ne laissant pas soupçonner un tel talent de composition. Au point que cela les a sans doute poussés à se surpasser pour prouver qu’ils n’étaient pas des musiciens sans importance.


En bon acteur de l’ombre, Hiro Yamamoto distille un groove vicieux nous empêchant tout immobilisme à l’écoute ces morceaux. Mark Pickerel, lui, pilonne sa batterie avec puissance et dextérité. Transformant le moindre break en mini-séisme interne chez les auditeurs. Quant à Robert Roth, on ne peut que remercier le destin de l’avoir poussé à fonder son propre groupe. Parce que non seulement Nirvana aurait été incapable de créer cette musique autant fouillée qu’immédiate, ils lui auraient peut-être empêché de s’emparer du micro. Roth ne collectionne pas que les riffs efficaces, les textures de guitares surprenantes (« So Strange » est la définition même du psychédélisme) et les soli marquants (le final de « Virtually » reste un des moments les plus épiques que j’ai entendu de toute ma vie), il est également un sacré chanteur. S’il n’a pas les capacités techniques d’un Chris Cornell ou le timbre d’un Eddie Vedder, il a l’attitude et le charisme. Que ce soit dans ses lamentations suintant la défonce ou ses éructations, sa voix transpire le rock. Toujours présente pour dynamiser (le refrain de « Blue Flame Ford ») ou adoucir (le break pop 60s à la Beach Boys sur « Angelhead ») l’ambiance de ce road trip nocturne dans le désert de Roswell, elle est l’un des éléments incontournables du son de cette bande.


Alors qu’est-ce qui a bien pu clocher dans le manque de succès d’un tel monstre ? Comme souvent, c’est une question de timing. Si Truly s’est formé en 1990, la sortie de leur premier album est trop tardive pour pouvoir surfer sur la mode du grunge. Cette musique étant en train de délivrer ses derniers grands moments avant l’arrivée des opportunistes du post-grunge. Fast Stories est en plus trop ambitieux pour séduire le grand public. Car derrière les gros riffs et les refrains mélodiques se cachent des idées inhabituelles pour l’époque. Deux titres fleuves (le surpuissant « Hurricane Dance » et « Chlorine »), des gimmicks qu’on avait plus entendus depuis le prog des 70s (les superbes interventions au mellotron un peu partout), des transitions entre certaines pistes donnant la sensation de se retrouver dans un film de science-fiction et une longueur renforçant le côté intello de la chose (le disque dure plus de 70 minutes). Étrangement, on n’a pas fait les mêmes griefs à Tool l’année suivante (avec le génial Ænima) ou à Radiohead. Quant à ce mélange entre mélodies power pop et de riffs stoner, n’est-ce pas le futur fonds de commerce des Queens of the Stone Age ? C’est ce qui s’appelle être trop avance sur son temps.


En apparence trop aventureux pour les charts, Fast Stories...From Kid Coma a souffert d’une image qui n’était pas la sienne. Puisque c’est de foutu rock dont il s’agit. Un rock puissant, accessible et partant volontiers dans des montées en puissance pour en mettre plein la vue tout en gardant cette fougue lui évitant toute accusation de prétention et de mollesse. C’est une œuvre unique injustement oubliée. Aussi bien pour le genre que pour le groupe lui-même.


Chronique consultable sur Forces Parallèles.

Seijitsu
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le 7 sept. 2017

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