1991: The Year Punk Broke.
Il serait surtout plus juste d’affirmer qu’il s’agit de l’explosion médiatique du rock alternatif Américain, voire du rock alternatif tout court. L’année de la découverte du grunge par le grand public. Ce grand public s’apercevant qu’il existait une scène rock dont les valeurs étaient à l’opposé du hard rock commercial qui trustait le haut des charts. Une révélation bien tardive, comme cela arrive souvent. 1991, c’est l’année de Ten et de Nevermind. Les deux gros succès commerciaux qui ont permis d’apporter la visibilité nécessaire à ce courant et comme souvent avec les disques multi platinés, ce sont des arbres qui cachent la forêt… Car dissimulant des albums aussi bons et même encore meilleurs ! Badmotorfinger est de ceux là et j’irais plus loin : si on ne doit conserver qu’une seule sortie du grunge, pourquoi pas celle-ci ?
Réponse en 3 points.
Premier point : Badmotorfinger est l’aboutissement de la première période méconnue de Soundgarden. Leur style est désormais peaufiné et leurs qualités amplifiées malgré le remplacement de leur ancien bassiste Japonais par Ben Shepherd. L’impressionnante paire rythmique qu’il forme avec Matt Cameron démontre que le groupe n’a pas du tout perdu au change tant les morceaux restent puissants et lourds. Le chant de Chris Cornell est également au top de ses capacités. Sa voix chaude et irréprochable se permet toutes les gymnastiques vocales. Même dans les plus intenses hurlements, jamais elle ne s’éraille. Mais tout cela n’aurait que peu d’importance si l’écriture de leur metal atypique n’atteignait pas des sommets. Elle ne souffre désormais d’aucune baisse de régime. L’ultra rapide « Rusty Cage » et son changement de tempo surprenant ou bien l’hymne « Outshined » lancent le disque de manière à accrocher n’importe quel auditeur… Sans le lâcher !
Deuxième point: la production. Jusqu’à présent, il s’agissait du gros point faible de la bande qui avait le malheur de bénéficier d’un son rebutant. Car pas toujours capable de mettre bien en valeur leur talent. Cette fois-ci, Terry Date a mis les bouchées doubles pour corriger le tir après Louder Than Love. Si le son reste métallique et maussade, ce qui signifie qu’il n’est pas destiné à toutes les oreilles, son travail permet de mieux équilibrer les instruments. Donc de rendre aussi bien audible les riffs robustes de Cornell que les parties de guitares endiablées de Kim Thayil sans qu’elles noient les rythmiques implacables de Cameron et Shepherd. Faut-il rappeler qu’il s’agit du bonhomme qui réussira à produire le meilleur Pantera ? Ce qui est justement le plus remarquable dans son boulot : réussir à rendre la musique d’un groupe de metal accessible sans lui faire perdre sa rugosité. C’est ce qui s’appelle un compromis payant !
Troisième point : Badmotorfinger résume la richesse du grunge. Hard rock, heavy metal, psychédélisme, punk, noise rock… Tout ce qui a fait la diversité de ce genre qui n’en était pas vraiment un (et c’est ça qui le rendait si intéressant) est présent. Les punky « Face Pollution » (et sa rythmique pourtant inhabituelle) et « Drawing Flies » démontrent une nouvelle fois cette façon qu'à Soundgarden d’envoyer la purée de manière déjantée (ces instruments à vent ne tromperont personne !). Mais même quand le quatuor calme son jeu comme sur les superbes « Searching With My Good Eye Closed » et « Mind Riot », il se montre tout à fait dans son élément. Que dire aussi du dissonant et malsain « Jesus Christ Pose » (certainement ce que le grunge a pu faire de plus féroce) ? Un titre aussi bien pertinent dans la forme que dans le fond avec sa critique acerbe de l’instrumentalisation de la religion.
Toutes ces couleurs et ces signatures sonores rendant chaque chanson unique, on les doit beaucoup à Kim Thayil. Ce guitariste bien trop peu cité, dont le don pour les riffs tordus et inhabituels font merveille. Écoutez sa guitare sonnant comme un drone dans les premiers instants de « Room a Thousand Years Wide » ou son solo dingo sur « Holy Water ». Après avoir entendu tout ça, vous comprendrez que Jimi Hendrix, malgré tout son talent, avait trouvé un élève capable de le surpasser.
Acquérir Badmotorfinger, c’est avoir en sa possession le meilleur de la musique lourde. Le plus grand disque de Led Zeppelin et le meilleur album de Black Sabbath enrobé d’une esthétique noisy héritée de Sonic Youth. Ce qui n’a évidemment pas permis à Soundgarden de remporter un colossal succès. Eux, les anciens du mouvement, resteront encore un peu sur le bord de la route menant à la gloire. Aucune importance, tout vient à point à qui sait attendre. Cet album belliqueux n’en reste pas moins une des plus grandes œuvres que le rock ait pu produire. Il aurait bien mérité de s’appeler véritablement Badmotherfucker tant sa puissance demeure ahurissante.
Chronique consultable sur Forces Parallèles