Le combo Odd Future Wolf Gang Kill Them All propose un hip hop alternatif, le son et les textes libres de tout consensus commercial. Souvent crue et éloignée des standards actuels, leur formule provocante n'a cependant pas rebuter les médias. Frank Ocean, Tyler, the Creator, Earl Sweatshirt et MellowHype ont tous été encensés par la critique au cours des dernières années. Pas par hasard d'ailleurs. Le groupe apporte un vent de fraîcheur a un genre musical figé autant par le conservatisme des vétérans que par les stéréotypes perpétrés par un peu tout le monde. La notoriété croissante des membres d'OFWGKTA n'est donc pas volé.
Si certains membres jouissent d'un statue de star, d'autres demeurent toujours dans l'ombre. Syd tha Kid a pourtant tout pour détonner de la formation : seule femme du groupe, homosexuelle avouée (alors qu'une ombre de misogynie plane autours d'eux), look androgyne... Mais la demoiselle se tient loin des projecteurs et travaille sur son projet The Internet loin du vedettariat de ses acolytes. C'est ainsi qu'en 2013, sans tambour ni trompette, déboule son deuxième opus, Feeling Good.
Alors, ni Odd Future se tient un peu à gauche du rap habituel, the Internet se tient à des kilomètres plus à gauche d'Odd Future. Syd tha Kyd officie dans une sorte d'electro-jazz planant assez éloigné du hip hop. Si sur son premier album apparaissaient ici et là ses collègues pour un ou deux verses de rap, cet aspect a complètement été évacué de Feeling Good. Ses collaborateurs vocaux (surtout Tay Walker, présent sur presque la moitié des pistes) évoluent dans un registre R&B, loin du rap.
Les présentations faites, je vais être bref : Feeling Good est sublime.
Syd reprend le style inauguré sur Purple Naked Ladies, son premier album. Elle gomme les rares défauts mais, surtout, va beaucoup plus loin dans sa démarche artistique. Purple Naked Ladies était une collection de courtes pièces fabriquées sur l'écran d'un ordinateur. Même si l'exécution était exemplaire, tout sonnait inévitablement synthétique. La plupart des pièces n'en souffraient pas mais quelques unes perdaient un peu de leur lustre. Rien de ça sur Feeling Good. Le son est très organique, nul ne peut se méprendre sur la "véracité" des instruments utilisés. Les touches électroniques s'imbriquent naturellement à l'ensemble, sans heurts.
Ce nouveau son "live" rend pleine justice aux compositions du disque. Passant d'une durée moyenne de 2 minutes 30 sur Purple Naked Ladies à près de 6 minutes pour Feeling Good, les plages gagnent une fabuleuse richesse. Syd tha Kyd prend le temps d'installer une ambiance sur chaque titre. Tout en maintenant un bon niveau d'énergie d'un bout à l'autre de ses compositions, jamais celles-ci ne sont surchargées. Au contraire, la musique possède amplement d'espace pour respirer tout en restant concentrée sur la solidité de la pièce... Que c'est mal dit ! Attendez, je m'explique...
Feeling Good possède deux qualités majeures. La première est son équilibre parfait. Une pièce dure 5-6 minutes en moyenne. Durant ce temps, jamais la musique ne devient contemplative. Pas plus qu'elle ne devient lourde de par les arrangements ou une surenchère de notes. En fait, les compositions sont tout simplement formidables. Impossible d'ajouter ou de supprimer une seule note sans jouer de l'équilibre de l'ensemble. Chaque note et chaque absence de note sied parfaitement la chanson. Plus encore, la musique s'adapte à l'écoute qu'on en fait. Celui qui est occupé à autre chose et n'y prête pas attention y trouvera la crème de la musique d'ambiance, à des milles de ce qui se joue dans un ascenseur. Un autre auditeur, lui aussi occupé mais prêtant une oreille plus attentive y entendra des airs entraînants mais originaux, quelques hooks et des mélodies pas si étrangères à la musique pop et pourtant tellement loin des chansons radiophoniques. Un auditeur attentif, lui, y découvrira un fourmillement de détails, jamais lourds ni poussifs, au contraire, des subtilités qui viennent enrichir la musique posément et naturellement.
Ces forces seules devraient déjà doter Feeling Good d'une presse enviable, ou, à défaut d'exposition médiatique, d'un statue "culte". C'est sans compter le talent fou de Syd tha Kyd, qui va au-delà de la perfection formelle. Oui, les compositions sont d'une exceptionnelle virtuosité. Oui, l'album possède plusieurs niveaux d'écoute qui lui donnent une exaltante profondeur. Mais d'autres disques présentent également ce degré d'excellence. Feeling Good a une beauté indescriptible, une beauté qui rend chaque note magnifique, chaque mot indispensable. Une magie s'opère à chaque écoute et une pièce comme le slow-jam The Patience devient alors ce qu'il y a de plus important au monde pendant 3 minutes.
Bon, bon, j'extrapolerai en disant que quiconque ressentirai le même genre de sentiment à l'écoute de l'album. Mais tous les amoureux de musique ont un album ou une chanson qui les transporte complètement ailleurs durant l'écoute. Si ce n'était pas le cas, un mélomane n'en serait probablement pas un. Alors voilà : Feeling Good. Ceci dit, le LP est bourré de qualités et mérite amplement une écoute attentive. Qui sait ! Peut-être que sa beauté vous touchera aussi...