Feelin' Bitchy
7.8
Feelin' Bitchy

Album de Millie Jackson (1977)

Inutile de chercher, pas de rivale à l'horizon. Durant les années 70, grâce à une poignée d'albums aussi vitaux que viscéraux, Millie Jackson devient la reine ultime d'une soul racée hautement inflammable. Le genre de chanteuse qui vous emporte l'âme, le cœur et la queue. En moins de deux.


Les petites copieuses du R&B peuvent aller se rhabiller, arrêter leurs gesticulations et ranger leur attirail. Au placard direct. Leurs simulacres érotiques n'émeuvent plus personne — à part peut-être de vieux Amish à la ramasse découvrant sur le tard les mœurs confuses de notre société moderne (et ses représentations faussement émancipées mais réellement aseptisées de la chose sexuelle). En musique, bien sûr, ce n'est pas dans l'image que l'essentiel se joue, ni dans ces clips racoleurs à l'esthétique trop codifiée pour susciter un vrai frisson. C'est dans la voix.


Soyons sérieux : si, sur la jauge du sex appeal vocal, les pseudo bad girls actuelles atteignent péniblement le 1, Millie Jackson nous pète un 10 tranquille. Que dis-je, elle jumpe le niveau, explose le mojo, fait gicler la jauge. Et purge tout le système. Déjà à l'époque, elle dépassait la concurrence. Qui avait une autre allure qu'aujourd'hui : Aretha, Nina, Diana, Tina... De grandes chanteuses, assurément, mais Millie était plus fun. Millie mettait dans le mille. C'était LA femme, le modèle définitif, la matrice originelle. La Vénus unique. Tout est dans sa voix. Il suffit de l'écouter chanter.


Huit disques studios à son actif, rien qu'entre 72 et 77. La moitié sont excellents (notamment les fameux concept albums Caught Up et Still Caught Up), les quatre autres sont juste très bons. En 77, elle sort Feelin' Bitchy, un titre parfait dans son genre et une pochette qui ne l'est pas moins — on y reviendra. Tout au long des 70's, elle peaufine ce style âpre et râpeux qui est sa marque de fabrique. Dans ses paroles, elle joue la carte du double sens, lovely and dirty talkin'. Mais toujours avec une élégance farouche qui l'absout de toute vulgarité. Comme une dernière pudeur, pour mieux masquer des sentiments trop forts ou trop violents. Car l'amour est partout présent, s'élevant jusqu'à l'indécence, jusqu'à l'incandescence, jusqu'à la brûlure. Des braises plein la bouche. Une voix chauffée à blanc, du hard love en fusion, si grand et si intense qu'il en augmente la prose.


Millie est une lady, une déesse, une lionne. Évitons de bavasser des salaceries à son sujet. Elle seule a le droit de le faire. On s'écarte, on dégage, on laisse passer la dame. On respecte. Et gare à vos regards, pas touche à Millie. En apparence, il semble qu'elle vende sa libido, comme pourrait le laisser croire la pochette gentiment sulfureuse de ce disque délicat, mais on devine avec quelle monnaie elle veut être payée — une monnaie qui s'appelle love. De fait, toutes les chansons sont des chansons d'amour (heureux ou malheureux). Échange sexe contre cœur : le schéma de base d'à peu près 100% des tubes R&B des trente dernières années. Sauf que là, c'est de l'authentique, pas du frelaté. C'est la source, la référence absolue. Mine de rien, sa musique marque le passage du rhythm and blues des sixties au R&B des décennies suivantes. Et ça fonctionne grave, la faute à ce feu dans la voix. Une voix d'érotomane implorante, d'amoureuse éperdue, débordante de volupté. A la fois la plus hot et la plus love. Les désirs à vif, le cœur à découvert, s'écorchant la gorge avec une sensualité déchirante. Impossible de ne pas succomber. Il n'y a que deux sortes d'hommes, ceux qui l'aiment et ceux qui ne la connaissent pas.


Superbe album que ce Feelin' Bitchy. Même s'il n'est pas le meilleur, il reste très représentatif du style vocal de cette période. Moins délurée que Betty Davis mais plus érotique que Tina Turner, Millie chante comme si elle était toute nue. Vulnérable mais sûre d'elle-même, avec cet air d'exquise provocation qui la caractérise. Les titres s'enchaînent, tous plus tubesques les uns que les autres. Par ici les dollars et les petits millions, mais sans jamais sombrer dans la facilité commerciale. La preuve avec le premier morceau, « All the Way Lover », plus de dix minutes de chanter-parler, en alternance ou simultanément — une vraie gageure. Chanson épique qui transpire la soul vintage, avec rasades de violons et cuivres rougeoyants. Puis, après le funk proto-disco « Lovin' Your Good Thing Away » (hum), on s'envoie la sublime ballade, « Angel In Your Arms », et son irrésistible montée en puissance. « A Little Taste of Outside Love » est une merveille de groove mélodique. Arrive la bombe « You Created a Monster », qui emporte tout sur son passage. Imparable. Les diabétiques éviteront les trois sucreries qui clôturent l'album. Ça fond directement sous la langue et ça irrigue le réseau sanguin de la tête aux pieds.


En résumé : mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! Trois fois. Évidemment trois fois, pas moins pour la diva. Encore et toujours cette voix qui racle aux bons endroits. Qui frotte juste là où il faut. Comment est-ce possible de chanter comme ça ? Frémir, gémir, râler, hurler de cette manière. Elle lui fait quoi au micro ? Et au pied de micro ? On les change entre chaque chanson ? Comment voulez-vous qu'on reste calme ? Comment voulez-vous qu'on se tienne tranquille ? S'endormir maintenant ? ... Pitié. Laissez-moi vous parler d'elle. Vous parler du sweet et du smooth, du smile entre ses lèvres. De cette absolue groovitude dans le miaulement, de cette infinie sexitude dans le susurrement. Dans le feulement. Je tétanise, je tachycardise, j'apoplexise. Je convulse. « Ses yeux sont comme des colombes. Ses deux seins sont comme deux faons, comme les jumeaux d'une gazelle, qui paissent au milieu des lis ». Etc.


Millie Jackson est une vieille dame aujourd'hui. Il y a quelques temps elle animait une émission de radio. Elle parlait de musique et passait les disques qu'elle aime. Ça ne m'aurait pas tellement gêné de vieillir à ses côtés.


Eloignez les enfants, elle en fait des tonnes :
https://www.youtube.com/watch?v=JEwuJpgsBu4


Les filles, votre mec vous gave ? Il y a une solution :
https://www.youtube.com/watch?v=iGJgyuAu6eo

Pheroe
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le 16 févr. 2015

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