La dernière fois que j'ai aperçu Anja Plaschg de visu, nous étions nombreux à nous serrer sous la voûte d'une nef aux vitraux obstrués pour l'occasion. Saint-Malo se réveillait dans la froideur humide d'une fin dominicale de festival hivernal, et le public déjà convaincu ou encore intrigué s’impatientait d'assister à une étrange eucharistie. 2 heures ou un peu moins plus tard, alors qu'une ovation tous corps levés et tous cris dehors retombait à peine, un commentaire anonyme est parvenu à mes oreilles : "Elle ne vient pas d'Autriche, elle vient d'une autre planète", comme si la rupture affolante entre la beauté subtile et impure de cette musique, et la présence scénique autoritaire et effrayante de la jeune fille ne pouvait trouver d'explication que dans l'irrationnel. A ce jour le mystère est toujours aussi beau et irrésolu. Les yeux levés cherchant à visualiser mes émotions, je songeais à Dylan : "Il y a un film qui s'appelle / Tirez sur le Pianiste / La dernière phrase proclame / La Musique mec, tout est là / C'est une phrase religieuse / Dehors les cloches sonnaient / Et elles sonnent toujours".


Presque 10 ans entre une venue au Monde au cri d'un "Lovetune for Vacuum" aussi beau que tourmenté, et un opus au nom de sublimation à rebours, si longtemps espéré que presque irréel, matérialisation d'un esprit fuyant s'étonnant de nous avoir manqué. Dans le chemin, "Narrow", fulgurant mais trop court, et une poignée de reprises parsemées : Gil Scott-Heron, Omar Souleyman, The Kelly Family, Perfume Genious, et d'autres, Paul Simon en dernière date, magnifique. Sur le disque, le visage torturé disparaît au profit d'un paysage surnaturel, éventuel précurseur d'un changement de ton inquiétant aux yeux de celles & ceux qui font l'éloge de l'ombre et des imperfections. Mais la vérité jaillit sous le sillon, on ne peut pas juger un livre à sa couverture, la voix cassée et le piano délicat rassurent rapidement sur l'excellence conservée de Madame Plaschg à sculpter les douleurs et les tourments. La tristesse enveloppe les mélodies, guidée dans la certitude de découvrir un monde merveilleux au bout du brouillard. Leonard Cohen, grand orfèvre de la noirceur des cœurs et du Sacré qui en découle, avait prévenu : "Chaque chose possède une fissure. C'est par là qu'entre la Lumière."


"No love can be safe with me" en boucle, cycle irrémédiable duquel même les plus grandes divas ne peuvent s'extraire. Le disque arrive à sa fin. Va-t-on s'infliger un petit serrement de cœur une fois de plus ? Après tout, ça n'arrive qu'une fois tous les 10 ans.

Vazkeizh
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le 1 nov. 2018

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