Milwaukee. Trois compagnons d'infortune promènent leurs instruments acoustiques dans quelques coupe-gorges sordides de ces banlieues ouvrières à moitié vides des bords du Lac Michigan.
Les temps sont durs pour le trio du Wisconsin. L'ambiance est tristoune dans ces grands ensembles industriels, les ouvriers viennent écluser quelques bières les yeux perdus au fond de leur verre et ne prêtent guère attention aux trois amis.
Mais ce soir là entre les bris de verres d'une quelconque bagarre d'ivrognes et les vapeurs jaunâtres du grill à burger trop gras, un homme repère le potentiel de ce curieux trio. Ce trio, navigant étrangement entre les styles et ne tombant jamais dans un seul, titille l'oreille d'un certain James Honeyman-Scott, guitariste des Pretenders de son état.
Honeyman-Scott propose aux trois amis de monter avec lui et ses Prentenders sur la scène de l' Oriental Theatre.
Les Violent Femmes viennent de naître.
le premier album éponyme sort et crée la surprise dans le petit monde du Néo-Folk.
Gordon Gano (guitare, violon, chant), Brian Ritchie (guitare basse électrique, guitare basse acoustique, xylophone, chant) et Victor DeLorenzo (batterie, tranceaphone, chant) rentrent avec fracas et talent dans le monde du disque.
Un premier album insaisissable, brassant styles et rythmes, choisissant de débrancher les instruments, "acoustisant" le Punk et agressant la Folk. Les Violent Femmes frappent un grand coup avec cet album caressant les oreilles des néo-Folkeux ravis de voir leur musique resurgir de terre pleine de sève et les Punks heureux de voir que leur mouvement en bout de course bande encore un peu.
Une bonne surprise que ce premier opus des Violent Femmes et un joli vent de fraîcheur qui vient planer sur l'underground Américain en ce début des années 80.
Un an après la révélation (et le succès critique et commercial) de Violent Femmes, le deuxième album: Hallowed Ground est disponible dans les bacs.
Le trio continue d'explorer les chemins de traverses qu'ils avaient commencé à défricher sur le premier disque. Des sentiers sinueux, tortueux, où il est difficile de se frayer un chemin.
Comme dans le premier opus, les Violent Femmes dresse le portrait d'une Amérique Profonde isolée, effrayée, dangereusement superstitieuse.
Un album étrange, difficile à cerner, plein de fausses pistes et d'interprétations ésotériques.
Comme sur l'entraînante Jesus Walking On The Water où Ritchie et DeLorenzo acceptèrent de l'intégrer à l'album si Gano ( Baptiste acharné) revoyait ses textes, beaucoup trop religieux pour les deux autres membres du trio.
Violent Femmes investit les styles ( Blues, Country, Folk, Gospel...) et les thèmes d'une Amérique éternelle, mais le joli lever de soleil aux teintes pastels sur les champs de maïs d'un vert éclatant est devenu en un instant un crépuscule moite et dangereux dans un bayou isolé.
L'Amérique profonde de Gordon Gano n'a rien de rassurant. C'est une Amérique viciée, croulant sous le poids de la religion castratrice et de l'isolement rural.
Des prêcheurs fous crachant le feu de l'enfer sur des fidèles apeurés, des villes fantômes quasi intactes plantées au milieu du rien, des ghettos noirs en ruines gavés d'armes à feu et de ressentiments, des réserves d'Indiens alcooliques offrant leurs coutumes ancestrales, sacrées, contre un pack de Budweiser tiédasse.
C'est cette Amérique fiévreuse qui s'exhale de l'album en vapeurs épaisses et malsaines.
La Folk du trio se salit les mains dans le Punk le plus violent. La Country des culs-blancs fricote avec le Blues des esclaves.
C'est le banjo hanté de Country Death Song qui nous accueille et l'on comprend rapidement que cet album souffre d'une malédiction. Une malédiction séculaire, tribale, des chansons comme écrites sur un cimetière Indien dont les esprits vengeurs pénètrent chaque fibres de ce disque damné.
C'est cette malédiction, ces esprits vindicatifs qui viennent tourmenter la folle et entêtante Never Tell ( qui rentre direct dans mon Top 10). La basse de Ritchie est omniprésente, bourbeuse, définitive. Gano hurle ses peurs comme pour exorciser un éternel cauchemar, comme pour trouver la sortie de cet album sombre et labyrinthique.
Hallowed Ground ou l'énorme Black Girls viennent encore renforcer ce sentiment de mauvais rêve éveillé dont on a du mal à se sortir. Ces rêves qui font peur parce qu'ils font trop vrais; parce qu'ils abolissent les frontières entre le réel et l'irréel, entre la beauté et l'horreur.
Un album magique, empreint de magie noire.
Un voyage hanté sur les routes cabossées d'une Amérique perdue. Une Amérique oubliée de tous; où Dieu n'est que superstition effrayante et les hommes des fantômes d'un âge révolu.
Une promenade fantasmagorique en musique où l'ombre gigantesque, tentaculaire d'une Amérique profonde, obscure et angoissante, plane au-dessus de toi et vient se poser doucement sur ton épaule comme un oiseau de mauvais augure.
Bon Voyage.