A l'hiver et au printemps 1984, Cabaret Voltaire se retrouve tranquillement, à l'abri, dans leurs studios Western Works. Le duo fait l'achat de matériel nouveau suite aux rentrées d'argent découlant du succès de The Crackdown et embraye aussitôt sur la composition et l'enregistrement d'un autre nouvel album pour Virgin, qui demande au groupe un single.
Désormais complètement désinhibés de ce clash entre leur son d'origine et leur envie de faire de la musique électronique; les Cabaret Voltaire entrent de plein pied dans la scène new wave déjà bien construite à cette période. Seulement, au lieu de foncer tête baissée dans quelque chose d'ouvertement pop, le groupe garde un certain cordon de sûreté « industriel » en continuant les longues sessions de sampling sauvage autour d'un joint. Richard Kirk, désormais équipé de boites à rythmes Oberheim DMX, MXR 185 et d'une Drumulator de E-MU, s'amuse comme un petit fou à programmer ces machines afin d'en tirer des plages beaucoup plus funkys. Après plusieurs passages en live dans les émissions radio de Richard Long et de John Peel sur la BBC (sessions qu'on retrouve sur la compilation Radiation sortie quelques années plus tard), Cabaret Voltaire sort l'album Micro-Phonies le 29 octobre 1984. La pochette (qui m'a bien traumatisé quand j'étais gosse) est signée Neville Brody, qui s'illustre régulièrement comme étant l'un des graphistes principaux du magasine The Face. Brody, en accord avec Kirk et Stephen Mallinder, continue de nourrir cette esthétique techno-glauque qui fera bientôt les choux gras de la nouvelle scène industrielle américaine à partir du milieu/fin des années 1980 (Nine Inch Nails, Skinny Puppy et/ou Ministry pour ne citer qu'eux).
Micro-Phonies s'ouvre avec « Do Right » : en l'espace d'un an, on observe déjà l'écart dans le son et la production du groupe, qui n'a jamais sonné aussi dansant. On retrouve dès ce premier morceau l'usage quasiment abusif de samples, marque de fabrique chez Cabaret Voltaire, récupérés dans des documentaires sur les télévangélistes américains. « The Operative », second morceau, rappelle davantage Joy Division, dans une version à la fois plus funky de part l'usage de trompettes, mais également plus new wave avec ces guitares et cette basse typique du mouvement originaire de l'Angleterre. « Digital Rasta » est un hommage à la musique dub que Kirk et Mallinder s'enfilaient en doses au moins aussi copieuses que celles des drogues psychédéliques qu'ils pouvaient consommer à la même époque. C'est peut-être avec ce morceau qu'on peut encore faire le pont avec le début de carrière du groupe, qui a toujours été très influencé par la musique reggae dans son ensemble. « Spies In The Wires », hymne électro-funk froid, lent et sombre, fait référence cette fois à l'espionnage omniprésent dans le contexte de la guerre froide. En grand paranoïaque, impossible de ne pas imaginer Kirk surveiller sa ligne de téléphone histoire de voir si elle n'est pas sur écoute. Le commentaire social grinçant, quoique plutôt sous-entendu, est là encore assez dévastateur. Difficile de faire confiance aux instances gouvernantes après avoir écouté Cabaret Voltaire.
La face A se termine sur « Theme From Earthshaker ». Ce morceau devait, à la base, être le thème principal d'un film surréaliste réalisé par les Cabaret Voltaire en compagnie de leur ami Peter Care; film qui ne fut finalement pas tourné. Toute une bande son a cependant été enregistrée, dont la plupart des morceaux sont disponible dans le disque « bonus » de la compilation qui fait l'objet de ce papier. A noter que la plupart de ces morceaux ont en fait servi de démos à un paquet de titres recyclés plus tard dans les albums du groupe. In fine, ce « Theme From Earthshaker » évoque davantage un extrait d'une B.O de John Carpenter dont Kirk tout comme Mallinder étaient très friands à cette époque.
La face B démarre sur « James Brown », morceau qui n'aura jamais aussi bien porté son nom puisque le groupe admet cette fois clairement son allégeance à la musique du « King Of Soul », autant dans le titre que dans la musique : Stephen Mallinder n'aura jamais aussi bien slappé sur sa basse. Selon l'auteur Mick Fish, qui a suivi le groupe tout au long des années 1980 (et qui a publié l'ouvrage Industrial Evolution: Through the Eighties with Cabaret Voltaire que je recommande à tous les fans du groupe), c'est le seul artiste qui faisait danser Richard Kirk avec Kraftwerk. Finalement, c'est assez logique que ces deux groupes soient cités ici, puisque Micro-Phonies pourrait en être la fusion parfaite. « Slammer », titre qui vient ensuite, est plus calme, reste dans cette direction funky sans être aussi marquant que le morceau précédent. « Blue Heat » est un morceau plus rythmé et très typé new wave, avec quelques nuances rock assez rares chez les Cabaret.
Enfin, l'album se termine sur le seul véritable « hit » du duo de Sheffield (ou en tout cas, le plus gros avec « Nag Nag Nag »), « Sensoria ». Plutôt calme dans sa version album, le morceau sera remixé par Robin Scott (producteur derrière le vrai-faux groupe M, auteur du tube disco « Pop Muzik » en 1979) dans sa version single, couplant certaines séquences de « Do Right » sur la structure et les paroles de « Sensoria ». Le tout est accompagné d'un clip assez dingue pour son époque, toujours signé Peter Care, mélangeant caméra montées sur grues, urbex, cut-ups, montages surréalistes, chorégraphies de femmes noires devant une centrale nucléaire et images en stop-motion de Kirk et Mallinder en train de se « déplacer » dans le champ de la caméra. Si le single ne monte pas bien haut dans les charts (96ème place fin octobre 1984), son clip est nommé « meilleure vidéo musicale de l'année » par le Los Angeles Times puis sélectionnée pour faire partie de la collection permanente du MoMA à New York. Fort de cette nouvelle notoriété, Peter Care va désormais offrir ses services à Depeche Mode, qui, non contents d'avoir commencé à piller les idées de Cabaret Voltaire concernant la musique (cf les albums Construction Time Again et Some Great Reward), vont également s'inspirer du duo de Sheffield pour changer leur image : Care réalise les clips de « Shake The Disease », puis « Stripped » entre 1985 et 1986.
Si The Crackdown avait pu faire définitivement passer un cap au groupe, Micro-Phonies semble déjà être l'aboutissement de ce nouveau type de sonorités pour Cabaret Voltaire. Peut-être moins homogène et plus en dilettante que son prédécesseur, cet album de 1984 reste tout de même aujourd'hui considéré par la plupart des fans comme l'un des plus faciles à écouter d'une traite, et globalement comme un excellent disque de new wave/électro-funk aux accents vaguement industriels.
Pour la première fois dans leur carrière, et certainement aussi parce qu'ils sont poussés par leur label, les Cabaret Voltaire s'immiscent à leur façon dans un courant qui existe déjà. De pionniers complets jusqu'au tout début des années 1980, ils ne deviennent qu'un « autre » groupe de musique électronique aux yeux de la presse à partir de cette période. Il n'empêche que, comme on vient de le voir, leur musique et leur esthétique commence dés 1983/84 à influencer un certain nombre de groupes plus mainstream. On comprends aussi à quel point les deux membres sont devenus beaucoup plus épicuriens aux travers de leurs envies, eux qui étaient plutôt des reclus à la fin de la décennie précédente. C'est d'ailleurs là que réside la principale différence entre Kirk et Mallinder, une différence qui va prendre de l'ampleur tout au long des années 1980 et qui va finir par peu à peu les séparer par la force des choses.
Cycle Cabaret Voltaire 1982-1986, critiques en quatre volumes :
Volume 1 : Le Chant des Machines (The Crackdown)
Volume 2 : Des Espions dans les Tuyaux (Micro-Phonies)
Volume 3 : Eteins mes ardeurs à l'Essence (Drinking Gasoline)
Volume 4 : Au Pays de Charlie M (The Covenant, The Sword And The Arm Of The Lord)