Des deux éléments géométriques visibles à l’avant et à l’arrière de la pochette de Narcotica du Blue Angel Lounge (un rond dans un carré), le triangle est le grand absent. C’est qu’il faut écouter l’album pour le découvrir. « Corona », titre prémonitoire sur cet album paru 10 ans auparavant la crise du Covid-19, fait se suspendre un grand triangle isocèle dans le ciel, dont la batterie tribale, la basse monochrome et la guitare réverbérée sont les sommets. Mais comme la musique est mouvement, le triangle est triangulation.
Anton Newcombe s’est énamouré de ce groupe originaire de Rhénanie-du-Nord-Westphalie au point d’en faire l’un de ses poulains. Et quand Anton Newcombe se prend d’amour pour un groupe, il le comble de cadeaux. Comme celui de produire ses albums. Eh bien, franchement, à l’écoute de Narcotica, on en viendrait à se demander si le leader du Brian Jonestown Massacre n’est pas encore meilleur producteur que musicien : le son est fabuleux. Le mixage est minutieusement dosé, le traitement du signal précis et sophistiqué, les effets bluffants…
Bon, il faut quand même rendre au Blue Angel Lounge ce qui est au Blue Angel Lounge : si leurs morceaux sont si captivants, c’est d’abord en raison de leur style unique, fortement ancré dans le psychédélisme mais teinté aussi d’un post-punk sépulcral. Si leur premier album (éponyme) était un petit délice restant relativement fidèle à la « vague » BJM-esque du père spirituel Anton, ce second s’aventure vers des contrées plus froides, à la croisée avec Joy Division. « New Gandhi » recrée la beauté incarnée de ce genre dans ses moments les plus torturés.
Parfois, comme sur « Secure Existence », la batterie fournit des éléments qu’on est plus habitué à entendre dans le zeuhl ou le prog expérimental, s’ajoutant à diverses percussions qui donnent son caractère mystérieux à la rythmique : tambourin (Joël Gion, sors de ce corps !), claves, bongos… L’orgue limpide et magnifique évoque le Rick Wright de A Saucerful of Secrets et Ummagumma, et il y a aussi dans le chant, parfois, un peu de réminiscences de Syd Barrett… Mais celui-ci s’adapte à des tonalités très différentes, y compris des incantations fortes et lancinantes, dignes de Swans, comme sur « Corona » – synthèse parfaitement réussie de psychédélisme et de post-rock dans leurs tendances les plus extrêmes.
Bien que « Caught Crow », « Delete My Ideals » et « New Gandhi » aient des structures pop rock très fonctionnelles, elles n’en ont en rien la texture, et Narcotica relève in fine d’un rock expérimental inclassable, qui se nourrit, mais n’imite pas. Les influences labellisées « expérimental » sont elles-mêmes perceptibles depuis le Velvet Underground jusqu’aux années 1990 de Sonic Youth et Yo La Tengo, avec ce côté bruitiste que donne la guitare électrique supplémentaire produisant des effets incompréhensibles, lugubres, étranges, en arrière-plan décalé par rapport à sa guitare sœur qui apporte elle une grosse dose de réverbération.
Le groupe ménage sa dramaturgie au sein des morceaux, avec un suspense visant à faire durer le plaisir sur des titres hypnotiques comme « Son of the Ocean » ou « Street & Exile ». La reprise d’une ligne de transe peut surgir du néant sans crier gare ou se faire de manière explosive, comme sur « New Gandhi ». La dramaturgie existe également à l’échelle de l’album, avec des gradations et un équilibre bienvenu entre les riffs qui accrochent et les ambiances plus éthérées, d’autant moins évidentes à saisir qu’elles peuvent être assises sur des signatures rythmiques atypiques. Certains passages sont très tendus, ce qui rend les éclaircies d’autant plus vives.
Malgré ses résonances de cathédrale, l’album nous plonge dans des ambiances de messes païennes, à commencer par « Darklands », avec son orgue aliéné, enfermant, qui se répète ad vitam aeternam. Mais curieusement, le premier titre « Narcotica » et le dernier titre « I Will Never » sonnent plutôt monothéistes. Le premier donne l’impression d’entrer par la petite porte de l’église, en observateur, avant de se laisser happer. Le dernier, rassurant et posé, achève la catharsis. On a l’impression que le morceau s’étire pour nous apaiser jusqu’à l’endormissement ; et quand c’est sur un album d’une grande beauté que ce genre de phénomène ce produit (écouter également In Rainbows, Rave Tapes…) on peut dire que c’est la beauté qui s’exacerbe.