"En 1978, David Bowie et Brian Eno planchaient sur Lodger, le dernier opus de leur trilogie berlinoise. Avec leur deux précédents travaux, Low et « Heroes », ils avaient redéfinit les contours de la pop et créé un terrain fertile pour toute une nouvelle génération de groupes que l’on qualifiera bientôt de new-wave. Les critiques louaient l’effort expérimental, et honneur suprême, les deux œuvres étaient la source d’inspiration avérée de Nite Flights, chant du signe des Walker Brothers. Et lorsque Bowie et Eno l’ont écouté, ils n’ont pas cru ce qu’ils ont entendu. Brian Eno avait carrément vécu ça comme une humiliation. Les barrières créatives qu’ils avaient tenté de forcer avaient été explosées. Scott Walker, ce minet des sixties que tout le monde avait plus ou moins oublié, venait d’enregistrer quatre chansons à faire passer Low et « Heroes » pour de l’easy-listening. Nite Flights est pour le moins un objet étrange, concocté par trois plumes très distinctes. Mais soyons réalistes, rares sont ceux qui l’écoutent pour les morceaux de John Maus et Gary Leeds. En général, on lance Nite Flights pour les hallucinantes compositions de Scott, Shutout, Fat Mama Kicks et la chanson titre, puis on le retire de la platine en tremblant après la quatrième piste particulièrement perturbante, The Electrician.
Si Scott Walker n’est pas branché explication de texte, il a fait une exception pour cette chanson. Avec une ambiance aussi lourde, elle se devait d’avoir un sujet à la hauteur. « L’électricien » du titre est un tortionnaire, formé par la CIA et opérant au Chili sous la dictature de Pinochet. Le plaisir érotique qu’il tire de ses méfaits atteint son paroxysme à la deuxième minute dans une envolée lyrique glaçante. Là, on croirait entendre une imitation sardonique des Walker Brothers de la grande époque, comme si Scott ironisait sur le glorieux passé de la fratrie et qu’il nous disait, en creux, qu’il valait mieux foutre la paix aux fantômes.
Imaginez un peu la tronche des fans de la première heure à l’écoute de Nite Flights. Bien sûr, il s’est très peu vendu, il ne fallait pas espérer devenir millionnaire en participant à un tel projet. En revanche, la presse spécialisée avait été, dans l’ensemble, ébahie par la proposition de Scott Walker. Cette nouvelle direction improbable avait réveillé l’excitation des mélomanes excentriques. Ce chanteur pour vieilles dames qui avait passé presque dix ans à enregistrer de la country était en fait le prophète du post-punk. N’était-ce pas là un fantasme hispter par excellence ?"
Extrait du podcast Graine de Violence à découvrir ici :
"Scott Walker, la métamorphose du jeune premier"
https://graine-de-violence.lepodcast.fr/scott-walker-la-metamorphose-du-jeune-premier