No Shape
7.2
No Shape

Album de Perfume Genius (2017)

Au coeur de l'explosion était cachée la paix

Mike Hadreas dans sa chambre, s'ennuie ferme. C'est devenu un luxe que de s'ennuyer et Mike ne le sait que trop bien, lui qui a passé une bonne partie de sa vingtaine à échouer de l'alcool à la coke jusqu'à la meth, puis le reste du temps à lutter contre lui-même pour rester sobre. Alors, profitant de l'aubaine, il repeint les murs pour créer un décor amazonien et se déguise en on-ne-sait-trop-quoi, chemise dans un pantalon en cuir à la jambe gauche ouverte. Il ne lui reste qu'à prendre la pose et dessiner un titre au rouge-à-lèvres. No Shape ? Lourd de sens, à bien des égards.


Sous son pseudonyme Perfume Genius, Mike a toujours composé avec son piano des chansons brèves, intimes, dépouillées et qui vont droit au but sans s'embarrasser de sophistications superflues (pas facile de trouver un pont dans la moindre de ses compositions). On a pu penser à Antony Hegarty – pardon on doit dire Anohni maintenant – mais en moins emphatique, plus humble et spirituel. Sur son dernier album, Too Bright, il étendait sa palette sonore, s'autorisant des percussions, guitares et autres claviers ; mais par simples touches, réparties presque aléatoirement dans le disque. No Shape voit pour la toute première fois Mike créer en lieu et place de l'habituelle collection de chansons une véritable œuvre cohérente, à laquelle il impose un mouvement très clair, et puissant.


Un arpège simple, trois notes, on peut sentir la peau des doigts percuter doucement les touches du piano. Une voix précieuse s'élève, pleine d'humilité dans ses manières. Lui succède un chœur, comme un gospel qu'on chanterait caché à l'abri des regards. Sans prévenir, la chanson explose en une bouffée maximaliste qui emporte toute pudeur sur son passage. Retour au silence, « Otherside » vient de s'achever, donnant le ton d'une première moitié d'album sous le signe d'une simplicité minimale qui ne demande qu'à exploser dans un généreux océan de luxuriance pop. « Slip Away », plus enjouée et urgente, enfonce le clou :



« Don't hold back,
I wanna break free,
God is singing through your body »



Plus j'entends Mike chanter d'amours interdites, plus la lumière se fait quand à ce qu'il est véritablement en train de dire, non seulement dans ses paroles écrites à fleur de peau mais également dans cette dualité explosive. Toute sa vie, le génie du parfum a été forcé de rester discret pour survivre aux attaques dirigées contre son homosexualité affichée. Alors ces 6 chansons bipolaires, comment ne pas les comprendre comme un cri qui cherche enfin à s'articuler, un cri qui passe par une extrême simplicité dans la mélodie (et en même temps une grande minutie dans les arrangements et la production), comme une bataille entre une timidité contrainte et l'espoir d'une libération. Et cette libération, c'est « Wreath » qui l'apporte, piste pivot qui du début à la fin n'est que virée éperdue cheveux au vent, chevauchée galvanisante qui ne fait qu'enfler – ça part même en yodel putain. « Wreath » qui parle d'une volonté d'être libéré de toute enveloppe charnelle, afin de ne plus devoir supporter un corps ingrat, perdre forme...


Hmm, perdre forme ? Voilà Mike qui épouse le titre de son album et révèle le sens qu'il a mis derrière. Il embrasse son indifférenciation, sexuelle (lui qui, enfant, se rêvait en fille sans pour autant rejeter son corps de garçon) comme musicale. Une fois le climax « Wreath » atteint, une fois Hadreas débarrassé de son enveloppe première, en guise de dépression post-coïtale le voilà à la dérive, à se chercher une nouvelle forme d'expression. Ce faisant, il flotte dans une rivière apaisée, dans les terres pastorales de « Every Night », porté par une barque faite en violon. Des cordes ? Pourquoi ne pas s'y baigner entièrement et créer « Choir » ? Arpèges véloces (si ce n'est Sarah Neufeld qui s'y cache alors l'illusion est parfaite), chœurs fantomatiques, spoken-word androgyne énigmatique... on se croirait l'espace de 2'30 trop brèves, plongé dans le volume 2 de la trilogie New History Warfare du saxophoniste stellaire Colin Stetson. Cette errance se cherche, et petit à petit Mike – toujours sous sa forme astrale – semble se décider à incarner un nouveau corps stylistique, une persona qu'il exprime en empruntant les inflexions vocales d'un chanteur qui a laissé une marque indélébile dans la musique spirituelle dépouillée ; Mark Hollis. Ça commence, vocalement, dans certains recoins de « Die 4 You » et son refrain soufflé dont émane une curieuse nostalgie, mais ça n'ira qu'en grandissant. La dernière étape avant la métamorphose totale et assumée se nomme « Sides », lamentation décadente sur la difficulté de maintenir ouvert le canal entre les deux parties d'un couple, en duet avec l'hypnotisante charmeuse de serpents Weyes Blood. Après cela... l'apaisement. « Braid » la spirituelle, « Run Me Through » la confessionnelle et « Alan » la promesse éperdue. Trois unités musicales simples, sobres et confiantes. Un petit monde fantasmé, une chambre de décompression au sein de laquelle le Perfume Genius trouve enfin l'espace où exprimer cet amour qui n'a jamais eu l'occasion de prendre forme.


Le mouvement de No Shape s'est dessiné, la distance parcourue en moins de trois quarts d'heure est impressionnante. D'un minimalisme à l'autre... le contraste entre l'ouverture et la clôture est indéniable et frappante, mais l'évolution est rendue logique par l'histoire que narre en fond la transformation stylistique. Il a peint sa chambre pour s'imaginer le protagoniste d'un autre décor que celui de son quotidien. Mike se cache peut-être derrière un masque, mais ce qu'il raconte grâce la confiance qu'il tire dudit masque n'en est pas moins authentique.

TWazoo
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le 15 mai 2017

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T. Wazoo

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