L'Homme de sucre
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le 12 nov. 2016
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Mark Rodney est un jeune type, simple et sans doute timide. Il arbore une barbe stupide et des rouflaquettes ignobles. Mais il sait jouer de la guitare. Un jour, son frère cadet entend Batdorf jouer dans un coffee de Las Vegas, et lui fait part de la forte impression que lui a laissé le chanteur aux cheveux longs. Coïncidence nec plus ultra : Batdorf & Rodney fréquentaient le même lycée à Los Angeles, mais ne s'étaient jamais rencontrés. Signe du destin dans la ville des chances ?
Parce que Batdorf est indéniablement plus doué, et que Rodney le sait, ce dernier va proposer dans un premier temps de ne l'accompagner que discrètement à la guitare. Tels deux potes qui révisent leurs gammes ensembles, ils se mettent à trouver des habitudes complices, à s'entendre et à se coordonner. Batdorf, lui, chante, d'une voix légèrement enrouée, mais parfaitement juste. Les acolytes progressent, jusqu'à se faire remarquer. Studio. Enregistrements. Petite tournée. Promesses de disque de platine, forcément.
Qui connaît Batdorf & Rodney aujourd'hui ? Personne, sauf peut-être les péquenauds qui seraient allés les voir par hasard en concert, ou, encore plus miraculeusement, auraient versé des centimes pour acheter leur galette à l'époque. Il faut dire que des micro-groupes en 1970, il y en a des millions de trillons. Comment auraient-il pu être remarqués, eux, ces deux jeunes naïfs, croisant le fer à la guitare, et finissant leur soirée à la Budweiser ? Leur premier album studio est lui-même résolument simple. Il suffit d'écouter le type à la batterie (repérez-le sur Can You See Him), ou même les deux no-names à la basse (Let Me Go) ou au piano (Oh My Surprise). Des anonymes, des gars dont personne n'a jamais entendu parler, mais qui se décident, sur un album, et en toute humilité, à harmoniser leurs efforts, pour la musique seule et la seule musique.
"Off The Shelf", c'est le concerto de son hippie, guitares sèches évoquant de longues routes sans fin, harmonies vocales en Super 8, thématiques naïves en trousers élimés, ambiance californienne et cheveux longs. C'est la candeur enthousiaste de Oh My Surprise. C'est l'amour de la gratte de Me And My Guitar. C'est la mélancolie négligée de You Are The One. C'est la furie folk de Where Were You And I. C'est le jazz délicat smooth de One Day. C'est les rebonds de guitare sur l'instrumental Farm. À la question "Quel est LE disque hippie ?", ne répondez plus Jimi Hendrix Experience (ces types, avec leurs solos rotant de démonstration électrique, étaient au mieux psychédéliques), Jefferson Airplane, Janis Joplin... Mais penchez-vous sur ce premier album de Batdorf & Rodney, coincé entre le meilleur de CSN, America (le premier disque), et autres grands représentants de l'americana.
Et puis patatras. Batdorf, grand romantique, va ensuite continuer sur sa lancée pour produire deux autres albums. Batdorf & Rodney, album éponyme, est ridicule : les mélodies ont disparu, les grattes ne se livrent que des partitions d'une lisseur dans nom, et les deux compères s'engouffrent dans un abyme de niaiserie imbuvable. Il y a peut-être Can You Tell Me qui vaut le coup, et deux ou trois autres petits trucs coincés dans les pistes, mais même la meilleure chanson est un ersatz tout fabriqué de Let Me Go et de Me And My Guitar. Redite.
Le dernier disque est d'une laideur incommensurable, et ne semble avoir été fait que pour être la bande son des Feux de l'Amour. Sur la pochette, les deux (désormais) idiots posent sur des rocking-chairs, chemise à carreaux et couleurs de sucre, en chantant des trucs de sirop contre la toux baptisés Life Is You, She Made Me Smile, Is It Love, Caught In The Rain... Mais pourtant, malgré tant de ringardise entassée, le duo survit, et encore aujourd'hui, il n'est apparemment pas rare de les croiser dans un bar, jouant une version vieillie de Me And My Guitar, Batdorf rouillé et Rodney gras comme un redneck à hamburgers. Sans doute aux bons souvenirs de cette année 1971...
Il est une légende qui dit que, rares sont ceux qui ont acheté le disque du Velvet et de Nico, mais que tout ceux qui l'ont acheté ont monté un groupe. Au vu des commentaires présent sur les vidéos youtube, le premier album du groupe a la cote auprès de vieux guitaristes et chanteurs de feux de camp. Laissez-moi donc également y aller de mon postulat : et si tous ceux qui avaient un jour écouté Off The Shelf s'étaient mis à jouer de la guitare ? La prochaine fois que vous écoutez Let Me Go sur une départementale déserte, fenêtres ouvertes, posez-vous la question.
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le 12 juin 2016
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