Quadrophenia est sans doute l'un des concepts albums les plus aboutis de l'histoire du rock. Mais il faudrait déjà s'accorder à définir exactement le concept de concept album ! Car en effet, les définitions divergent (verge).
Après en avoir écouté un petit nombre, j'ai développé une théorie tout à fait personnelle et sûrement un peu bancale qui distingue trois niveaux d'aboutissement du concept album, mais du coup ce qui est pas mal c'est qu'elle prouve de manière tout à fait scientifique que Quadrophenia est un chef d’œuvre (ouais ça m'arrange bien).
Qu'est-ce qu'un concept album donc ?
Premier niveau : le concept album thématique
On pourra qualifier de concept album tout album qui explore un thème de façon plus ou moins explicite. Ainsi, The Turn of a Friendly Card de The Alan Parsons Project explore l'influence exercée par les jeux de hasard sur la psyché humaine, OK Computer de Radiohead tourne clairement autour de l'aliénation dans la société moderne voire futuriste, ou encore dans un registre plus metal Blood and Thunder de Mastodon a un concept assez fort lié à l'eau et à l'océan.
C'est un niveau où l’appellation de concept album est un peu discutable, puisque c'est une définition applicable à pas mal d'albums dès lors qu'ils proposent une unité d'ambiance et un minimum de cohérence.
Les markéteux (ou parfois l'artiste lui-même) sont souvent tentés d'utiliser le terme à des fins purement promotionnelles, parce que dire qu'on joue dans la même cour que les Who (qui ?) ou Pink Floyd, ça fait tout de suite classe, il faut bien l'avouer.
Les fans, eux, à force d'écouter et de réécouter l'album, sont eux aussi tentés de trouver des concept albums là où il n'y en a pas ; si on les laissait décider, A Thousand Suns de Linkin Park ou au moins quatre albums de Pink Floyd seraient des concept albums. Pas que je sois le dernier à blâmer : j'ai moi-même ce genre de tentations avec mes groupes préférés comme Dream Theater ou Supertramp !
Pour autant, je ne pense pas qu'il faille jeter l'eau du bébé avec mémé dans les orties, de nombreux concept albums thématiques, à l'image de ceux que j'ai cités, étant parfaitement aboutis voire tout bonnement formidables. Tout dépend de l'intention et de l'ambition première du groupe.
Dans Quadrophenia, le thème abordé est bien sûr l'adolescence. Entre innocence et désillusions, entre romantisme et fureur, entre construction et perdition, entre enfance et âge adulte, cet album allégorise toutes les contradictions inhérentes à cet âge ingrat, chaque chanson y renvoie intimement. Cut my Hair par exemple renvoie à un passage que beaucoup ont connus, le changement vestimentaire qui traduit l'acceptation des normes de la vie d'adulte et l'enterrement définitif de l'enfant. I'm One traite plus des questionnements existentiels qui passent forcément par la tête de l'adolescent à un moment ou à un autre. Bell Boy enfin narre ce passage obligé de l'adolescence où un modèle qu'on croyait intouchable apparaît finalement comme banal, la remise en question conduisant pour finir à Love, Reign O'er Me où l'adolescent se trouve enfin.
Deuxième niveau : le concept album narratif
L'idée d'un album qui raconte une histoire reste la première à effleurer l'esprit quand on entend "concept album". On pensera immanquablement à The Wall de Pink Floyd, à Operation : Mindcrime de Queensrÿche, ou à The Theory of Everything d'Ayreon, les exemples ne manquent pas.
Ici, pas de doute possible, on est sur des concept albums ou "opéras rock" tels que définis par les premiers du genre : S.F. Sorrow des Pretty Things, Arthur des Kinks ou Tommy des mêmes Who (de quoi ?). Il y a des personnages, un début, une fin, les paroles sont souvent une narration ou carrément des dialogues.
Dans Quadrophenia, le concept est relativement simple. Jim, jeune londonien des années 60, mène une existence de mod : moto, drogues, bagarres avec les rockers, virée à Brighton, concert des Who, tranquille quoi ! Sauf qu'à un moment, rien ne va plus, la fille qu'il drague part avec son meilleur pote et ses parents le foutent à la porte, l'occasion d'une remise en question qui va s'opérer à Brighton.
Les Who opèrent ainsi une sorte de retour à leurs origines, dans l'idée plus que dans la musique, l'album se voulant un hommage à l'éphémère culture mod dont ils avaient été le symbole à l'époque de My Generation. L'occasion d'ailleurs de placer quelques autoréférences un peu partout.
Mais se rajoute aussi une subtilité de taille : notre Jim est schizophrène (au moins selon la conception que s'en faisait Pete Townshend à l'époque et qui relève plus du cliché populaire que de l'étude psychologique, disons que ça sert l'histoire), son tempérament oscillant au cours de l'album entre quatre personnalités qui se trouvent correspondre chacune à un membre du groupe.
C'est là le comble pour un personnage des Who : Who are you, Jim ?
Ainsi, entre le tough guy, helpless dancer (Roger Daltrey), le romantic, is it me for a moment ? (John Entwistle), le bloody lunatic, I'll even carry your bags (Bell Boy) (Keith Moon), le beggar, a hypocrite, love reign over me (Pete Townshend), l'adolescent hésite, ce qui est symbolisé sur la pochette de l'album où chaque rétroviseur lui renvoie un reflet différent. C'est d'ailleurs aussi ce tempérament instable qui va conduire à son rejet par ses proches et au final tragique.
Troisième niveau : l'opéra rock
Le rock (et tous ses dérivés), c'est avant tout une affaire de chansons, par contraste avec la musique dite classique qui se construit le plus souvent en symphonies et autres longues pièces. Le format ordinaire des années 1960 était le single 45 tours, en témoignent les nombreux morceaux des Who sortis hors albums. Les albums (33 tours) n'étaient souvent que des collections de singles agrémentés de quelques morceaux bouches-trous.
Le pari de la fin des années 1960, avec des albums comme Days of Future Passed de The Moody Blues, Sergent Pepper des Beatles ou l'avorté SMiLE des Beach Boys, a été de faire "monter en gamme" le rock en lui donnant une nouvelle ambition, la construction d'une œuvre sur une durée comparable au classique. Cette évolution n'est pas tellement due à un quelconque complexe d'infériorité, c'est surtout le fruit naturel de quelques génies à l'étroit dans les formats standards. Le concept album ne fait que poursuivre ce mouvement en s'inspirant cette fois-ci de l'opéra avec donc une histoire.
Cependant il manque à la plupart des concept albums quelque chose de présent dans bon nombre d'opéras dits classiques : l'adéquation entre le fond et la forme, entre la musique et le concept. Bien sûr, tous les bons artistes composeront des thèmes tristes pour des chansons tristes et vice-versa. Ce n'est pas de ça qu'il s'agit mais bien d'un dialogue entre les chansons tout au long de l'album, au moyen de thèmes récurrents, de gimmicks ou d'instruments ayant leur propre signification. C'est le leitmotiv de Wagner.
(si vous le préférez en vidéo, Linksthesun (haters gonna hate) explique assez clairement le principe du leitmotiv au travers des exemples concrets des Nibelungen de Wagner et de la BO de Star Wars par John Williams)
C'est ainsi que chacune des 4 personnalités évoquées plus haut à son propre thème. Chaque thème a droit à sa chanson (sauf Is it me (thème de John) qui n'est qu'une partie de la chanson Doctor Jimmy) et est retrouvé à différentes reprises dans l'album. On notera tout de même les trois moments où ces quatre thèmes sont ensemble :
- l'intro I am the sea qui sert d'exposition avec, entre les bruits de vague, chacun des thèmes comme un vague écho,
- Quadrophenia, deuxième morceau de l'album, et The Rock, avant-dernier, qui eux font se rencontrer les différents thèmes de façon assez géniale une fois qu'on est habitué à les reconnaître.
Quadrophenia atteint donc en 1973 un niveau assez époustouflant d'architecture du concept album, qu'on verra rarement égalé par la suite (ou alors signalez-m'en !). Les quatre thèmes du membre du groupe structurent donc l'histoire de Jim en donnant une couleur à ses aventures.
Encore une fois, l'absence d'une telle construction (qu'on peut retrouver de façon différente dans Scenes From a Memory de Dream Theater au passage) n'enlève rien à la qualité des innombrables albums qui se focalisent sur d'autres aspects, seulement on a là à mon avis l'aboutissement du processus décrit plus haut, le concept album ultime en quelque sorte.
Freak out in a teenage daydream oh yeah !
Bon, normalement, à ce stade de la conversation, si vous ne m'avez pas déjà bâillonné et attaché à une chaise pour que j'arrête de vous saouler, vous me dites que c'est très beau toute cette théorie mais que c'est pas ça qui va faire un bon album.
Musicalement, Quadrophenia poursuit la direction amorcée dans Who's Next avec une utilisation toujours plus massive des synthétiseurs. L'instrumentation est beaucoup plus riche que sur l'album précédent, avec l'incorporation de cuivres et notamment de cors joués par John Entwistle, particulièrement saillants sur Cut my Hair, ou encore du très beau piano de Chris Stainton sur 5:15.
Mais le plus intéressant est sûrement la quantité d'enregistrements de terrain enregistrés par Pete Townshend puis restitué sur la galette : le bruit des vagues de l'intro bien sûr, mais aussi des cris d'oiseaux, des bruits du traffic ou encore le sifflement d'un train. Tous ces field recordings contribuent à donner une épaisseur et une immersion rares dans un album de rock.
Enfin, le tout est enregistré en quadriphonie, un système nouveau pour l'époque qui consistait à séparer le son en 4 pistes au lieu de 2 pour la stéréo. Si le système s'est vite révélé assez galère en pratique et ne s'est finalement jamais répandu dans le monde de la musique, il aura au moins participé à donner son nom à l'album, Quadrophenia se référant donc à la fois aux quatre personnalités du personnage schizophrène et à ce nouveau système d'enregistrement.
Tout ce montage, s'il rend très bien en studio, s'est vite avéré désastreux en live où les cassettes utilisées pour accompagner le groupe connaissaient sans cesse des problèmes, ce qui a conduit le groupe a abandonner l'album et à ne plus le jouer en tournée avant de nombreuses années.
Surtout, il a beaucoup été reproché à Quadrophenia son paradoxe : alors que le concept de l'album fait référence aux tous débuts du groupe (avec même un extrait de The Kids are Alright), le son est plus sophistiqué que jamais, flirtant avec le rock progressif qui sera rejeté avec tant de violence par les punks 2 ans plus tard. Les punks qui citent pourtant les débuts des Who comme une influence majeure aux côtés des Stooges par exemple. Les Who auraient-ils perdu leur why ?
Ce serait oublier l'énergie rock, intense, qui se dégage de cet album. Chaque musicien y est au sommet de son art, et notamment la voix de Daltrey, depuis Who's Next a acquis un certain grain absolument délicieux. Pete Townshend le dit lui-même : les Who n'ont jamais fait mieux.
Awe, reign o'er me
Quadrophenia, contrairement à d'autres albums du groupe, n'est pas un album immédiat. En tout cas, il ne l'a pas été pour moi.
Découvert à l'occasion du rachat par mon père d'une platine vinyle il y a quelques années, je crois bien qu'il a été le premier a inaugurer le bel objet, c'est en tout cas le premier disque que je me rappelle y avoir entendu. Et il ne m'avait pas fait grande impression à l'époque : l'album est long, souvent instrumental, le concept complexe et le tout demande une certaine persévérance pour être apprivoisé.
Il y avait pourtant déjà quelque chose, dans la conviction de la voix de Daltrey, dans ces nappes de synthés, ces riffs de guitare, ces lignes de basse, ces breaks de batteries, qui m'a accroché et m'a convaincu d'y revenir, encore et encore, sans trop savoir pourquoi.
Aussi, pendant les deux ou trois années qui ont suivi, les visites au domicile parental ont été l'occasion de réécoutes de plus en plus régulières de Quadrophenia. L'album ne s'est pas révélé à moi d'un seul coup mais par étapes : la qualité de l'histoire de Jim, l'évidence de la musique, la justesse de traitement du thème de l'adolescence, la grandiose construction de l'album, jusqu'à arriver à un stade d'amour complet pour l'album.
Pour venir corroborer mon hypothèse, il se trouve que Quadrophenia n'a pas connu à sa sortie un accueil triomphant comme Tommy ou Who's Next, mais a gagné son aura d'album mythique sur la durée, une caractéristique commune à beaucoup d'albums à la qualité certaine mais lente à se révéler (et c'est pas Pinkerton qui dira le contraire).
Aussi, si j'ai un conseille à donner à celui qui découvre cet album (notez au passage la pertinence d'un passage adressé au néophyte à un stade de la critique où celui-ci a certainement déjà eu le temps de fermer l'onglet, d'avoir fait son footing et d'avoir regardé l'intégrale de la filmographie de Christopher Lee), c'est bien de persévérer.
Car c'est peut-être avec cet album que Townshend, Daltrey, Moon et Entwistle, quatre personnalités marquantes, géniales chacune à sa façon, mais peut-être trop fortes pour être contenues dans un seul groupe, finissent par s'accorder pour former, pour un instant seulement, une entité supérieure, comme Jimmy a pu concilier les forces centrifuges qui le détruisaient.
(mais c'est qui ces Who ?)