Milk & Honey
"Le plus connu des musiciens folk sixties dont personne n'aie jamais entendu parler." Ainsi s'exprime très justement un journaliste dans un article dédié à la mémoire de Jackson C. Frank, mort en...
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le 17 oct. 2013
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Faites vous-même l'expérience : arrêtez un mélomane dans la rue et demandez lui s'il connait Roy Montgomery. D'après mes savantes estimations, les probabilités d'une réponse positive sont très faibles. Roy est demeuré tout au long de sa carrière majoritairement inconnu du grand et du plus petit public. C'est pourtant pas faute d'avoir depuis sa Nouvelle-Zélande natale écumé la scène underground à partir de l'aube des eighties jusqu'à nos jours. Il fonde en 1980 le groupe de post-punk The Pin Group qui emprunte un sillon ouvert par Joy Division en y infusant un feeling weird folk plus las que vraiment dépressif. Après sa dissolution en 1982 il s'illustrera de manière plus éparpillée ; formant au début des nineties Dadamah avec son batteur du Pin Group pour explorer un rock free et déjà psychédélique, sorte de cousin lointain du Velvet projeté dans les années 90. On le verra aussi improviser chez Hash Jar Tempo, s'adonner au duo de guitare dans Dissolve, retenter le post-punk gothique avec The Shallows... Mais sa muse, c'est en solo que Roy Montgomery, fils unique, la trouvera et qu'il délaissera la lourdeur du post-punk et se débarrassera de toute section rythmique pour embrasser l'éther de ses vœux. Le style qu'il bâtit alors de ses propres mains pourrait être résumé en des couches de guitares aux effets divers qui s'empilent les unes sur les autres pour former une texture d'une richesse unique habillant des compositions simples et répétitives. C'est sous cette incarnation que Roy Montgomery fera paraître quelques disques puissamment hypnotiques parmi les plus beaux de l'histoire du psychédélisme, préfigurant non seulement une bonne partie du néo-psychédélisme du XXIème siècle mais également sans doute une partie de la scène post-rock alors balbutiante... avant de sombrer dans un silence quasi-total après un dernier album en 2001. C'est à peine si au cours des années qui suivirent il publia une "soundtrack imaginée" peu mémorable et un split avec Grouper proposant une version live et un peu faiblarde d'un de ses anciens grands morceaux.
Et juste quand je pensais que 2016 ne pouvait pas mettre la barre encore plus haut – l'année ayant déjà offert une quantité impressionnante de projets excitants et de come-backs improbables – voilà Roy Montgomery (que plus personne n'attendait) qui se décide enfin de sortir de son apathie, qu'il décrit en interview comme une sorte de procrastination confiante qui lui soufflerait chaque jour à l'oreille qu'il lui suffirait de poser un pied dans le studio du jour au lendemain pour accoucher d'un album. Confiance méritée si on en juge par le résultat : un quadruple album uniquement composé de nouveaux morceaux. Quatre albums qui fonctionnent aussi bien ensemble que pris séparément et qui contiennent en leur sein quelques uns des plus beaux moments de sa carrière. Et le fanboy en moi de s'écrier que tout soniquement ancré dans les nineties qu'il soit, Roy Mongomery n'a rien perdu de sa pertinence et de son savoir faire. Pas plus que de son aptitude à donner des titres stylés et référencés à ses morceaux : en vrac faites place à "Another David Lynch Thanks, No Ice", "Cocktails with Can", "At the Gogol au Gogo (for Natstya Terekhova)", "Chasing Monica Vitti", "Dear Future Loser", "Dazed Pig Dreamhome Slide", etc. Quant à la suite de ce texte, la flemme m'interdisant d'écrire une chronique complète pour chacun de ces disques, je m'en vais le cœur lourd m'adonner à l'exercice laborieux et vain d'une chronique non pas track-by-track mais en l'occurrence disc-by-disc.
Roy Montgomery sings! Ce n'est certes pas la première fois qu'on entend Roy pousser la chansonnette de sa voix grave et lasse rappelant Calvin Johnson, Stephen Merritt ou même Lou Reed – il chantait dans le Pin Group, chez Dadamah et même sur son album solo de 1998 And Now the Rain Sounds Like Life Is Falling Down Through It – mais c'est bien la première fois que le chant ne paraît pas simplement posé là par défaut mais semble plutôt avoir été intégré au cœur même des compositions, le guitariste n'a jamais paru aussi ravi de chanter (façon de parler, il a toujours l'air las et dépressif mais disons qu'il est motivé à nous le faire partager). Le disque se présente comme une suite de folk-songs psychédéliques shootées au valium souscrites au format couplet/refrain, chose assez rare chez Roy. Ce format plus cadré que d'habitude permet à Roy de condenser toutes ses velléités de guitar-hero somnambule à la fin de ses morceaux, lors d'outros instrumentales rendues d'autant plus intenses et émouvantes par leur brièveté. Ainsi les larmes perlent presque sur "As the Sun Sets" lorsque le solo final, déchirant, vient clore un disque en tout point parfait. Si l'album Bender exploite la face de la musique de Montgomery qui me plait le plus, je dois cependant concéder haut la main à Tropic of Anodyne la médaille du meilleur disque des 4. On se tape même en bonus "You Always Get What You Deserve", une réinterprétation libre et sauvage du "You Can't Always Get What You Want" des Stones, franchement que demande le peuple ?
Roy Montgomery goes shoegaze! Sur ce second disque Roy s'en va explorer pour la première fois un genre qu'il n'aura jamais côtoyé que de loin, comme un cousin éloigné ; le shoegaze. Pour sûr la cohabitation se passe à merveille, c'est à se demander pourquoi les deux ne se sont pas rencontrés plus tôt. Roy sort ses saturations et sa boîte à rythme et laisse cracher ses amplis en de bruyants overdubs. Cependant Darkmotif Dancehall est loin d'être parfait ; la première moitié de l'album est inférieure à la seconde, plus brouillonne, plus bruyante et lourdaude. De même, si l'auditeur bienveillant saura apprécier la nouvelle couleur apportée par la présence de la boîte à rythme, il faut bien avouer que cette dernière n'est pas toujours utilisée à bon escient, et dans le pire des cas elle offre un contraste trop sec et désincarné avec le reste qui nuit à son unité et peut nous sortir de ces textures grisantes. Mais voilà, si une partie de Darkmotif traine un peu de la patte, on a quand même droit à des beautés comme la persistante "Six Guitar Salute for Peter Gutteridge" qui étire un seul et même riff planant avec une intensité crescendo, accompagné d'une boîte à rythme guillerette, pendant près de 6 minutes sans jamais qu'on ait l'impression que le morceau devienne redondant ; ainsi que la crème de la crème du disque, "Slow Heroes" qui comme son nom l'indique s'inspire de l'hymne Berlinois de Bowie pour le plonger dans l'éther. Même si c'est plutôt Robert Fripp qui est à remercier en l'occurrence...
Roy Montgomery rend son CV! La voilà. La matière brute qui a rendu Montgomery si précieux à mes yeux depuis ma découverte de son chef-d'œuvre Temple IV. Pas d'innovation ici, pas de shoegaze ni de voix, juste du pur Montgomery. À savoir ce compromis si unique entre le minimalisme mélodique et le maximalisme de la texture – pour peu que cette phrase ait le moindre sens. Où une armée de guitares répète les mêmes notes en boucle tant et si bien qu'on finit par avoir l'illusion d'en percevoir l'âme. Si les notes se répètent, en revanche le morceau est un flot toujours en mouvement. Comme disait l'autre, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Celui de Montgomery présente une texture si massive et paradoxalement si légère, dont les centaines de nuances semblent évoluer chacune à sa façon, comme animées d'une vie propre. Peu importe à quel point du morceau on se trouve, peu importe combien de fois on l'aura écouté, on ne sera jamais en train d'entendre la même chose. Voilà pourquoi un morceau comme "I.O.U. Otto" ne cessera jamais de me fasciner, avec son écho qui se répercute dans mon crâne et le hante depuis notre première rencontre. C'est un style qui peut dérouter à raison celui qui est trop attaché à des idées préconçues de ce que doit être un morceau dit pop et qui n'y verra rien d'autre qu'une lente itération stérile et vaporeuse ; il manquera sans doute à cette personne le courage et la foi de se jeter à l'eau presque au sens propre, de se mouiller plutôt que de rester à la surface, bien abrité sur la barque de ses certitudes. Bender émule à merveille ce style qui avait manqué au monde pendant 15 trop longues années, réveillant les obsessions cinématographiques de Montgomery, des obsessions qu'on devine attachées à l'Amazonie et à Werner Herzog (Popol Vuh n'est jamais loin...). Et que dire de "Cocktails with Can" avec sa boîte à rythme qui tente d'imiter Jaki Liebezeit, si ce n'est qu'il s'agit probablement du meilleur morceau de Darkmotif Dancehall et qu'il n'y apparaît même pas.
Roy Montgomery scintille! Pour clore son riche et vaste périple au sein de l'éther, Roy s'en retourne cette fois non pas dans le fleuve de Temple IV mais plutôt au pays des guitares carillonnantes, légères, agiles et puissamment réverbérées d'Allegory of Hearing, un autre de ses sommets discographiques passés. Et ce trip semble s'accompagner d'un hommage aux héros de la répétition (que Roy vénère sans doute, et à raison) : NEU!, et plus précisément leur album NEU!75. J'en veux pour preuve ce "Riding" de plus de 10 minutes qui semble explorer tout le travail de guitare motorik d'un "After Eight", ou "Unshore" qui laisse ses accords s'échouer lentement sur la plage et qui ne peut manquer d'évoquer "Leb' Wohl", la fameuse redescente de trip des allemands. S'il n'atteint pas le sublime de son grand frère Allegory, Transient Global Amnesia apporte toute de même sa pierre à l'édifice et témoigne au même titre que ses 3 compagnons d'infortune de l'évolution de Roy Montgomery ces dernières années. D'ailleurs "Weathering Mortality" le morceau de 20 minutes, un classique chez Roy et là où il excelle généralement le plus, n'est pas nécessairement le plus brillant du lot ; contrairement à la plupart de ses prédécesseurs des nineties il affiche moins nettement son développement. Sur cette composition le lead est tellement fondu dans l'arrière-plan que j'ai l'impression de l'avoir imaginé, il m'aura fallu pas moins de 4 écoutes avant de saisir sa présence.
Que reste-t-il alors, après avoir fait le tour de ce mastodonte éthéré à 4 têtes ? Une bonne dose d'admiration déjà, pour avoir pu mettre sur pied un tel projet et l'avoir réalisé jusqu'au bout ; une pincée d'inquiétude tout de même car rien ne dit qu'il ne va pas de nouveau s'enfermer dans le silence maintenant qu'il a enfin accouché de son bébé diaphane dans la souffrance, et enfin une belle cuillerée de confiance en l'avenir, car malgré tous les risques de boursouflure Headquarters tient parfaitement la route et s'impose comme un des sommets d'une discographie qu'on croyait sur le déclin. Je ne sais pas quand Roy Montgomery se décidera à retourner en studio, ça prendra peut-être 6 mois, peut-être 20 ans, mais au moins maintenant j'ai l'assurance qu'il saura être à la hauteur, il lui reste dans doute plus d'une corde à sa guitare et quelques riffs en réserve prêts à tourner, tourner, tourner... sans jamais s'arrêter.
Chronique provenant de XSilence
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste 2016 en musique depuis ma chaise avec mon fez et mon regard de braise.
Créée
le 3 nov. 2016
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le 17 oct. 2013
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Cette citation n'est pas de moi, c'est Saitama lui-même, principal protagoniste et « héros » de One-Punch Man, qui la prononce après un énième gros vilain dûment tabassé d'un seul coup...
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le 5 janv. 2016
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On pourrait être tenté, à l'approche de la musique de Murmuüre, de ne parler que de Black Metal. On pourrait amener, à la simple écoute des guitares poisseuses et saturées ou bien des - rares -...
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le 30 sept. 2014
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