Shame
7.5
Shame

Album de Brad (1993)

Finalement, ce qui rendait le grunge si attachant, ce n’est pas que les nombreux albums de qualité et la fabuleuse entraide entre les membres de cette scène (une philosophie à l’opposé du mainstream superficiel et individualiste des années 1980). C’était aussi la présence d’une quantité, étonnamment, importante de grands vocalistes tels que Chris Cornell, Layne Staley, Eddie Vedder ou encore Mark Lanegan. Surtout que même ceux qui n’étaient pas des chanteurs extraordinaires avaient beaucoup de cachet (Kurt Cobain, Mark Arm ou Robert Roth). Par conséquent, même si la formule paraissait racoleuse sur le papier, parler de portes paroles de toute une génération était justifié. Des voix qui portent sont toujours un bon moyen de se faire entendre, notamment de la part des plus jeunes.


Néanmoins, quel dommage qu’on ait tendance à oublier celle de Shawn Smith ! Non seulement, il s’agit d’un des meilleurs chanteurs du genre, mais aussi du personnage mettant en exergue ce subtil rapport entre ce rock et la soul. Car si son premier groupe, Brad, est celui qui se nourri de manière évidente à cette musique délicate et sensuelle à l’instar des Afghan Whigs, il ne fait que rappeler une évidence à propos du chant dans le grunge. Il est vibrant, bouillonnant, vient des tripes et ne laisse pas indifférent : il est soul. Tout simplement. Quant à ceux qui croient que le rock et la soul sont inconciliables, alors il devient urgent de se replonger dans l’excellent Young Americans de David Bowie ainsi que le fabuleux Deep Purple des années 1974-75. On peut être d’une forte sensibilité et envoyer du gros son. Le grunge en fut une preuve éclatante.


Cependant, revenons à nos moutons. Shame est la première œuvre d’un des supergroupes méconnus du grunge (l’autre étant Truly). Et comme le genre n’était pas comme les autres, ce style de réunion entre membres d’autres formations est souvent synonyme de disques marquants. Ici, on assiste à la rencontre entre le batteur de Malfunkshun, un des guitaristes de Pearl Jam (Stone Gossard) et le futur chanteur de Satchel. De cette fusion de talents individuels nait une musique à part. Grungy tout en étant autre chose. Car si les grosses guitares et la rythmique percutante sont présentes, les compositions sont alimentées par du funk (la basse slappée de l’inoubliable « 20th Century »), de la pop (Shawn Smith joue régulièrement du piano comme Elton John, qui est une influence partagée avec l’ex-leader de Mother Love Bone), du psychédélisme (le puissant « My Fingers » ou le zarbi « Rockstar ») et, bien sûr, de la soul (« Nadine », « Buttercup », « Screen » et « Good News »). Shame respecte donc le principe même du grunge : cette réactualisation de certaines musiques des années 1970 à travers le prisme des 90s. Ce qui lui permet d’éviter le simple copier-coller en étant un mélange inédit bénéficiant d’une force de frappe absente des 70s.


En plus de cette forte personnalité, les morceaux sont d’un niveau exceptionnel. Les musiciens font preuve d’une dextérité et d’un feeling rare. Les refrains sont émouvants et mémorables. Évidemment, c’est grâce à Shawn Smith. Sa voix est d’une expressivité et d’une intimité rare. Elle tutoie des sommets d’intensité émotionnelle similaires à ceux de Ten. C’est-à-dire une musique moelleuse mais pourtant d’une colère rock (« Raise Love »). Seule exception, le très triste « Down » est chanté par le bassiste Jeremy Toback. Ce qui donne une ballade d’outre-tombe aussi belle et sombre que du Alice in Chains (ce qui n’est pas un mince compliment venant de moi).


En 1993, le grunge n’est donc plus qu’une musique rebelle et sale. Le punk s’est envolé pour laisser place à un rock plus mature et désenchanté. Certains ont préféré laisser tomber ce qu’ils considéraient comme une trahison. D’autres, comme moi, ont applaudi ce gain de profondeur émotionnelle. Parce que Brad ne rend pas le style consensuel et commercial à l’image du post-grunge, il le fait bel et bien passer à l’âge adulte.


Chronique consultable sur Forces Parallèles.

Seijitsu
9
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le 14 déc. 2017

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