Avec Six Degrees of Inner Turbulence, Dream Theater livre peut-être le plus ambitieux de ses albums, mais surtout le plus long. Il faut voir ce colosse inhabituellement long même pour un double-album : 1h36 réparties en 6 morceaux dont le dernier, qui donne son nom à l'album, remplit tout le deuxième disque.
C'est donc Six Degrees of Inner Turbulence, titre de 42 minutes, qui constitue l'attraction principale de l'album, en nous proposant un panorama de la folie : 6 personnages, 6 pathologies différentes pour une seule pièce cohérente qui s'approche de plus en plus d'une forme de symphonie.
Cela ne veut pas dire que les autres pistes lui sont inférieures ; je trouve que chacune d'entre elles est au niveau de ce que Dream Theater a pu faire de meilleur, avec à chaque fois des paroles et instrus très inspirées et un petit plus qui te fait aimer la chanson. Mais il faut bien s'avouer qu'en terme de construction de chanson, Six Degrees of Inner Turbulence se pose là.
Montées en puissances, mélange des genres avec transitions cohérentes, cohésion entre le fond et la forme, il faut entendre ce morceau dans sa version symphonique enregistrée à l'occasion du 20ème anniversaire du groupe.
Le grand défaut de cet album reste donc sa construction hasardeuse en double-album : après Scenes From a Memory, l'album entier par essence, qui ne souffrirait d'aucune note de plus et d'où ne manque aucune note, Six Degrees est bancal, balançant entre ses deux CDs sans trouver son équilibre. Chaque CD s'écoute d'ailleurs très bien indépendamment de l'autre.
Il y aurait pourtant peut-être eu moyen de faire de ces deux parties un véritable tout cohérent, les chansons du premier disque explorant des thèmes assez proches autour des travers de l'Homme et de ses relations sociales, tandis que le deuxième explore ses maladies mentales. On aurait alors touché du doigt quelque chose de plus grand, de transcendant, une certaine vision de la condition humaine...
Mais laissons là rêveries et fumeuses théories pour nous satisfaire pleinement de l'existant. Cet album est sûrement, avec le précédent (voire plus mais ne lui dites pas que je lui suis infidèle !), le plus inspiré d'une carrière qu'on aurait pourtant du mal à décrire comme plate et sans intérêt.
Beaucoup ont signalé que Dream Theater opérait un tournant plus metal avec cet album, et c'est vrai que certains passages de The Glass Prison ou The Test that Stumped Them All étaient à l'époque plus bourrins que le groupe ne l'avait jamais été, même si Train of Thought ou Systematic Chaos, plus avant dans la discographie du groupe, vont plus loin dans cette direction. LaBrie notamment essaye des effets de distorsion sur sa voix.
Mais l'album contient aussi de très nombreux passages plus calmes, atmosphériques ou encore symphoniques, qui n'ont pas grand chose de metal : Disappear, Goodnight Kiss ou Solitary Shell sont des ballades, Overture et Grand Finale sont plus symphoniques qu'amplifiées, et même Misunderstood, Blind Faith ou The Great Debate contiennent chacune de longs moments plus calmes.
La vérité, c'est que, sur cet album plus que jamais, Dream Theater sait composer la musique qui colle à son propos, de la violence à l'onirisme, de la joie au désespoir, de l'amour à la haine (il n'y a qu'un pas tmtc). Judicieux pour un album traitant principalement de sentiments humains !
Deuxième grand avantage de cette alternance de moments calmes et plus bourrins : le rythme. La musique est comparable là-dessus au cinéma. Une chanson punk ou un morceau metal ultra-énergique, ça fait plaisir, quand il y en a pour une heure et demie, c'est vite lassant. Dans le cas du metal progressif s'ajoute le problème de la complexité de la musique : il y aurait vite de quoi faire une indigestion !
C'est pourquoi Six Degrees est équilibré, mesuré. Disappear est placée à la fin du premier disque comme une pause avant la chanson-titre. Dans cette même chanson-titre, l'agencement des parties n'est pas dû au hasard : il permet à la fois de construire une tension et de ménager l'auditeur.
Avec Six Degrees of Inner Turbulence, le groupe new yorkais signe un chef d’œuvre mégalithique. Le format du double-album, exigeant, s'impose naturellement tant il serait dommage d'en perdre un morceau. Deux disques d'une densité et d'une inventivité rares, pour un groupe au sommet de son art. Six degrés d'intense génie.
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Pour aller plus loin
Il faut croire que la "turbulence" à l'intérieur de moi me pousse au perfectionnisme ; j'ai pensé qu'il serait sympathique de consacrer un paragraphe par chanson pour décliner ce que je dis plus haut : l'inspiration des paroles, l'inventivité musicale et leur adéquation. Il semble que je me sois un peu laissé emporter...
Disque 1
The Glass Prison : Alcoolisme
La chanson ouvre sur ses sons de cloche non seulement l'album mais aussi la suite des Alcooliques Anonymes, qui se poursuivra sur cinq albums et est conçue par Mike Portnoy comme une thérapie pour soigner le mal qui le ronge. À noter aussi que les premiers sons qui débutent la chanson sont les mêmes sur lesquels se finissait Finally Free sur l'album précédent.
The Glass Prison est une des plus violents morceaux enregistrés par le groupe. Dès la première partie, Reflection, les riffs de Petrucci enferment l'auditeur dans cette spirale destructrice qu'est la consommation d'alcool quotidienne ("Fatal descent / Spinning around / I've gone too far / to turn back round"), tout en nous laissant entrevoir à travers des passages plus lumineux ("So much safer here / a place where I can go / to forget my daily sins*) le réconfort que peut apporter cette prison de verre.
La deuxième partie, Restoration symbolise le début de la prise en main par Portnoy du problème, présentée comme une fuite en avant ("Run fast from the wreckage of the past") depuis une prison de verre désormais brisée. Seulement cette fuite ne peut se faire sans aide, ce qui est exprimé par le refrain désespéré de LaBrie ("Help me / I can't break out of this prison all alone / Save Me").
La troisième partie, enfin, Revelation, contraste d'avec les deux précédentes par son optimisme, appuyé par des accords plus ouverts et un son moins saturé, l'alcoolique réussissant enfin à ouvrir la porte vers sa rédemption par la force de sa volonté. Pour autant, rien n'est définitivement gagné : dans la dernière phrase "I turned around, saw a light shining through, The door was wide open", la porte ouverte vers sa prison est celle de la cage de l'oiseau échappé mais aussi la tentation toujours présente de l'alcool derrière lui.
Blind Faith : Foi religieuse
Cette piste au refrain électrique est connue pour son solo de guitare composé de façon atypique : John Petrucci l'a enregistré, puis a fait jouer l'enregistrement à l'envers, reproduit les notes dans le nouvel ordre à la guitare et à nouveau inversé l'enregistrement pour arriver à ce résultat qui déstabilise un peu.
Mais les paroles sont également extrêmement intéressantes, racontées du point de vue d'un prophète reconnu comme un messie par une masse d'individus. Celui-ci, dépassé par la tournure des choses, tente de s'isoler de ses suiveurs, mais le mouvement aveugle s'auto-entretient et perdure même sans lui.
Misunderstood : Isolation
Misunderstood traite d'isolation, c'est certain, mais les causes sont interprétables de différentes manières. J'aime bien la voir comme venant directement du cœur de John Petrucci qui l'a écrite, qui décrirait ainsi le paradoxe de celui qui est célèbre et semble entouré de gens qui l'aiment quand, au fond, sa célébrité en le rendant différent l'a isolé de tous ses amis, ce qui semble confirmé par le refrain : "How can I feel abandoned even when the world surrounds me ?", "How can I know so many / never really knowing anyone ? / If I seem superhuman I have been misunderstood".
Quoi qu'il en soit le narrateur est directement responsable de son isolation ("From love to disdain") mais ne semble pas être en mesure d'agir en conséquence. La solitude est très bien rendue par l'ambiance musicale et notamment le clavier d'abord calmes, qui laissent la place à un riff qui rappellerait Starless de King Crimson.
The Great Debate : Science sans conscience n'est que ruine de l'âme
Sur le clonage, la littérature a eu Le Meilleur des Mondes, le cinéma a eu Never Let Me Go, la musique aura The Great Debate. Comme son nom le laisse deviner, la chanson fait se répondre les arguments des pros ("Some of us believe / It may hold the key / To treatment of disease / And secrets highly guarded") et antis (le frissonnant "Are you justified in taking / Life to save life ?").
À une époque où le débat faisait rage (premier clone d'une brebis, et, même si ça s'est avéré plus tard être faux, du premier embryon humain) la chanson résume avec brio les deux positions sans opérer de raccourcis ni prendre position, que ce soit dans les paroles ou musicalement avec des ambiances tantôt oppressante, tantôt lumineuse avec notamment un solo aérien autour de 10:40 qui précède le retour à un riff (11:30) et des samples inquiétants.
Disappear : Mort
Judicieusement placée à la fin du premier disque, cette ballade permet de souffler avant le monstre qui va suivre. Mais son sujet n'est pas si léger puisqu'on y entend un dialogue entre un homme sur son lit de mort et quelqu'un que je suppose être sa femme. L'instrumentation bien que riche (harpe) sait se faire discrète et laisser toute la place à la voix de LaBrie qui y chante l'acceptation et la vie qui continue, comme un écho à The Spirit Carries On
Six Degrees of Inner Turbulence (Disque 2)
About To Crash : Troubles bipolaires
Le premier des personnages est une jeune fille bipolaire, qui passe de la joie intense ("She can't stop pacing / She never felt so alive") à l'extrême tristesse ("All she wants to do is cry / No one ever knew she was so sad") d'un instant à l'autre, ce qui est parfaitement et très simplement rendu par la tonalité de la musique, notamment grâce au très beau piano de Jordan Rudess.
War Inside my Head : Stress post-traumatique
Transition en douceur et la voix d'un James LaBrie agressif attaque directement en parlant de Napalm Showers : nous voici en plein dans la guerre du Vietnam. D'ailleurs notre personnage, tel un Walter Sobchak issu du Big Lebowski, est resté bloqué dedans. Ce qu'il y a vu l'a tellement traumatisé qu'il ne peut s'empêcher de se le ressasser encore, encore et encore. Le refrain, entendu comme un écho, montre bien que tout se passe dans sa tête : "Hearing voices from miles away / Seeing shadows in the light of the day"...
C'est un thème qui doit particulièrement travailler le groupe puisqu'il sera repris plus de dix ans plus tard sur leur album éponyme avec The Enemy Inside, traitant cette fois-ci du même traumatisme pour les soldats des guerres d'Irak et d'Afghanistan.
The Test that Stumped Them All : Schizophrénie
Pour le titre le plus violent de l'album, la tempête est entièrement à l'intérieur de l'esprit du personnage, soumis à des hallucinations visuelles ("Random blinding flashes / Aiming at the stage") et auditives ("Intro tape begins to roll / Igniting sonic rage") qui semblent renvoyer à la vie d'un artiste. Les références à la drogue ("The smell of sweat and shit") semblent confirmer l'hypothèse de la schizophrénie.
Mais quand le personnage ressort de ses hallucinations, il se retrouve prisonnier dans une salle étroite où des médecins lui font subir une batterie de tests médicaux qui ne semblent déboucher sur rien de concret. L'ambiance entre hallucinations survoltées et examens par des docteurs aux voix fantaisistes est véritablement paranoïaque, pour une des parties les plus réussies de la chanson.
Goodnight Kiss : troubles post-partum
Instant de calme au milieu du morceau, Goodnight Kiss est prise toute seule un morceau incroyablement triste, évoquant une mère qui a perdu sa fille lors de l'accouchement et qui, cinq ans plus tard, n'arrive toujours pas à l'accepter, s'adressant à cette enfant ("Are you lonely without Mommy's love ?") pour ne pas sombrer ("I'm so lonely without baby's love").
Le parallèle entre les deux couplets est saisissant, mais ce n'est rien à côté du solo opérant la transition vers Solitary Shell, cri poignant comme les solos de Petrucci le sont trop rarement.
Solitary Shell : Autisme
Le petit riff acoustique d'introduction, libérant la puissance accumulée dans le solo précédent et accompagné de claviers chantants, donne directement le ton de l'insouciance et du rêve de l'enfant.
Les paroles confirment de prime abord cette impression, nous présentant un enfant joyeux et ordinaire. Seulement voilà, cet enfant est dans son monde, seul dans son coquillage, magnifique mais hermétique. Je pense que ces paroles parlent de l'autisme d'une façon exemplaire, avec beaucoup de poésie, pour ce qui est un de mes passages préférés de l'album.
Les couplets enjoués et les envolées des claviers de Rudess sont comme un îlot de bonne humeur au milieu de toutes les tragédies humaines de l'album, à l'image de notre autiste qui traverse la vie sans soucis à l'intérieur de son coquillage.
About To Crash : Troubles bipolaires (Reprise)
Alors que la première partie d'About to Crash présentait une jeune fille bipolaire d'un point de vue bienveillant mais extérieur, la reprise est cette fois-ci vue du point de vue de la jeune fille en question. Les couplets de la première partie sont repris en changeant de point de vue mais en gardant les mêmes procédés, passant de l'euphorie au désespoir d'une phrase à une autre.
Plus globalement, la reprise du thème d'About to Crash permet d'assurer la solidité du monstrueux édifice qu'est Six Degrees of Inner Turbulence, en assurant sa cohérence et en permettant la redescente vers le Grand Finale
Losing Time : Personnalités multiples
Le dernier personnage, comme Edward Norton dans Fight Club, a plusieurs personnalités et lutte pour garder le contrôle de sa vie. On se focalise surtout sur la tristesse de cette jeune fille qui a la vie impossible ("She always wakes up / Only to find she'd been miles away") du fait de sa pathologie, d'où le titre Losing Time.
La seule façon qu'elle a trouvé pour que sa vie soit supportable est de se "détacher d'elle-même" ("detach from herself"), ce qui a pour résultat une certaine tristesse dans sa vie : "She never wears make up / But no one would care if she did anyway".
Grand Finale : Conclusion
Continuant sur le même thème que Losing Time, le Grand Finale est pourtant totalement différent puisqu'il propose une conclusion à la pièce de 42 minutes. Une conclusion sur le fond : comment cette "turbulence" est présente en chacun d'entre nous, et comment chacun de ces cas peut aider à mieux comprendre notre esprit et notre condition.
Mais aussi une conclusion sur la forme, avec un James LaBrie de plus en plus grandiloquent au fur et à mesure qu'il énumère chacune des turbulences (il en fait trop d'ailleurs), chacune d'elle ajoutant à une tension qui s'est construite pendant 40 minutes pour finir par exploser avec le grand retour de l'orchestre symphonique.
Tiens, mais quelle est cette note qu'on entend après le gong ? Ne serait-ce pas celle qui vient débuter As I Am, la première chanson de l'album suivant, Train of Thought ?