Je ne peux pas donner de note à cet album. Ce n'est ni l'album que j'ai le plus écouté, ni probablement l'album qui m'a le plus transmis l'envie de créer (si tant est qu'on peut jamais parler de création) de la musique, ni (loin de là) l'album le plus étrange et expérimental (même s'il l'est un peu) qui ait été porté jusqu'à mes oreilles. Alors pourquoi diable est-il l'album placé en première position de mon top qu'il inaugure ? C'est tout simplement l'album qui, jusqu'ici, m'a le plus marqué - je vais tenter d'expliquer pourquoi. Tout d'abord, petit topo sur la personne de John Frusciante (passez à la suite si ça ne vous intéresse pas).
John Frusciante, c'est un jeune guitariste de talent baigné dans une ambiance punk-rock underground, qui écoute les Butthole Surfers, les Dead Kennedys, Jane's Addiction etc. et qui, à l'âge de 18 ans, se retrouve propulsé dans le monde dont il rêve en intégrant les Red Hot Chili Peppers, un groupe de fusion funk/rock qu'il adule, en remplaçant le premier guitariste qui a succombé à une overdose - Hillel Slovak - et que Frusciante admire. Rôle difficile à tenir, donc. Il le remplit pourtant avec brio, enregistrant un album avec son groupe, puis un autre, le culte Blood Sugar Sex Magik. Sauf que voilà, ils deviennent "mainstream". L'album a du succès, le groupe remplit des stades, est adulé par des enfants qui chantent en choeur Under The Bridge, voit s'octroyer Nirvana en première partie. Frusciante, qui rêvait de la vie de rockeur underground qu'ont connu ses congénères, est victime de mal-être. Alliez à ça quelques complications avec la drogue, résultat : son départ du groupe. C'est ensuite une longue descente aux enfers où, isolé dans son local, le guitariste consomme de la drogue pour être heureux, peint sur les murs et fait un peu de musique. Il sort un premier album, Niandra LaDes and Usually Just A T-Shirt, très impressionnant de mon point de vue, et enregistré avant sa toxicomanie, lorsqu'il appartenait encore aux Red Hot (comme il le prouve encore aujourd'hui, Frusciante est un musicien prolifique). 3 ans plus tard, dans les abysses de sa dépendance, proche de la mort d'après ses amis (Flea, Johnny Depp, Gib Haynes (leader des Butthole Surfers) entre autres, ces derniers ayant d'ailleurs essayé de retranscrire les conditions de vie de Frusciante à travers ce petit film : http://www.youtube.com/watch?v=offcwPTkQyE ) - qui avaient déjà eu l'occasion de voir ce que c'était que de mourir ainsi - il nous en fournit un deuxième, dont il a avoué plus tard qu'il l'avait vendu pour pouvoir acheter ses drogues. C'est de celui-ci dont nous traitons. Enfin, ce que John Frusciante est devenu par la suite, c'est une autre histoire, mais pour résumer brièvement : overdose dont il réchappe, désintoxication, renaissance en un autre homme avec une autre façon de vivre, réintégration dans les Red Hot, multi-instrumentiste qui multiplie les projets (Ataxia, Swahili Blonde, de nombreux albums solo, Speed Dealer Moms (il se lance enfin dans la musique électronique)...) et montre chaque jour son dévouement sincère à la musique, quittant les Red Hot à nouveau pour assouvir d'autres aspirations musicales, accordant plus d'importance à la musique qu'à son nom, insignifiant. Bref, passons. C'est de Smile From the Streets You Hold dont il s'agit, un album qu'il a, me semble-t-il, renié. Et c'est à tort.
Moi qui vis pour la musique, qui passe mon temps à écouter de la musique, qui enchaîne les écoutes d'albums, John Frusciante est parvenu à chambouler ces habitudes. Car après avoir écouté cet album, je n'ai rien pu écouter pendant plus d'une semaine. Je ne savais plus qui j'étais ni où j'étais et ça n'avait pas d'importance par rapport à ce qu'avait fait cet homme. Une voix qu'on pourrait qualifier d'hideuse (et quelle voix angélique a pourtant ce musicien en temps normal ! ), une production très mauvaise (c'est pas pour faire "lo-fi" ici...), et pourtant il réussit à atteindre mon coeur, que dis-je, à le transpercer. Car derrière ce masque répulsif pour certains se cache la beauté. Mais pas la beauté mélodieuse d'un Stairway To Heaven ou d'un air de Berlioz. La beauté dans tout ce qu'elle représente, dans sa dureté, dans sa laideur. Cet album aurait pu m'énerver car il ressemble à celui d'un talent raté, d'un génie gâché. De l'amas ressortent des mélodies qui feraient des tubes, derrière la torture que pourrait être cette voix se cachent des airs de guitare magnifiques et, parfois, au milieu de ce tout, des moments d'accalmie où l'harmonie est retrouvée avant de sombrer à nouveau. Et pourtant, Smile From the Streets You Hold m'a marqué pour l'association, l'ensemble. C'est beau et horrible à la fois - comme une métaphore de l'artiste qui cherche la perfection et est donc perpétuellement insatisfait, le chant de Frusciante essaie d'être juste, tient sur un fil, on comprend ce qu'il veut faire et il n'y parvient souvent pas, mais on se tend, on espère, on souffre avec lui quand il passe à côté de son but. C'est un album tragique sans que cela en soit l'intention. John y déverse toute son âme, y dégobille en surplus tout son être et ce qu'il fait voir, il ne le contrôle plus. Il crie comme un torturé, sa voix est corrosive et perdue, parfois elle se retrouve, elle se perd à nouveau. Il atteint parfois des notes surprenantes avec une intensité affolante. Souvent, en musique, on nous a interprété la douleur, mais ici, on nous la livre à vif. Car la douleur qu'on ressent, elle est vécue sur le moment, John est en plein dedans, il ne le sait peut-être pas, s'efforce de se mentir, mais il avoisine avec le plus bas de ce qu'un être humain peut connaître. Ce qu'il s'efforce de crier n'est pas prévu mais lui passe par la tête, c'est un "stream of consciousness" comme diraient les anglophones, des pensées impulsives, proches de l'instinct. Ajoutez à ça des mélodies envoûtantes associées à quelques expérimentations originales et, à son image, incomplètes, le tout dans une production douteuse pleine de collages et vous obtiendrez l'ambiance musicale qui correspond le mieux à la voix de l'homme tel qu'il est lorsqu'il enregistre son album.
Cet album m'a transporté, effrayé, m'a fait fermer les yeux et pleurer sans trop savoir pourquoi (en particulier lors de la chanson I May Again Know John), en partie parce que les cris attaquaient directement mon âme, en partie parce que c'était horrible et en partie par compassion pour cet homme que j'aimais. Cet album m'a permis de confirmer l'idée que je me faisais depuis longtemps que l'imperfection était plus intéressante que la perfection : s'il y en avait une, en musique par exemple, on tendrait tous vers elle et la diversité en pâtirait, d'autant que de nouvelles sonorités sont souvent trouvées en réaction à l'imperfection qu'on trouve à d'autres artistes antérieurs. Quel rapport avec l'album ? C'est là encore plus évident que toutes ces constatations : ce n'est pas ce qui approche la perfection qui est transcendant dans cet album, mais tout le reste. Le cri le plus vibrant que la Terre m'ait porté à ce jour.
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