Lâcheté et mensonges
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L’une des marques indiscutables du vieillissement du Rock - et probablement la plus préoccupante quant à l’avenir possible de cette musique largement désertée aujourd’hui par une part de plus importante de la jeunesse du XXIè siècle - est le fait qu’il nous est à peu près impossible d’écouter un nouveau disque sans que, automatiquement, nous allions chercher une montagne de références dans les près de 70 ans d’histoire de « notre musique ». Et, bien entendu, qu’il est de plus en plus difficile pour un artiste de composer quoi que ce soit qui n’ait pas déjà été entendu, sous une forme ou sous une autre… Ce qui deviendrait presque une malédiction, finalement : est-il même possible de parler d’un album sans parsemer notre récit de « ça ressemble à… », « c’est comme du… » ou « on dirait vraiment… » ?
Crevons d’emblée l’abcès pour parler de "Tasjan! Tasjan! Tasjan!", le quatrième album (ou son cinquième ? ça dépend comment on compte, ça pourrait même être son sixième…) du quasi-inconnu Aaron Lee Tasjan (aucun article sur Pitchfork !) : ce que vous allez entendre, ces 11 chansons pop que vous qualifierez probablement, comme nous, de purement et simplement merveilleuses, vous rappellera Tom Petty, Roy Orbison, Jeff Lyne (et donc les Traveling Wilburys), mais aussi Paul McCartney. Et les Zombies. Et Ray Davies aussi… Mais, en fait, est-ce un problème ? Parce que ce qui importe, n’est-ce pas que "Tasjan! Tasjan! Tasjan!" ait toutes les qualités des meilleurs albums de ces brillants artistes de notre passé, qu’il ne sonne jamais comme une pâle copie, mais plutôt comme une sorte de passage de relai réussi par un jeune musicien tout aussi inspiré que ses prestigieux ainés…
Aaron Lee Tasjan a en fait déjà plus de 30 ans, et Wikipedia nous le classe un peu cavalièrement dans le genre « folk rock », alors que "Tasjan! Tasjan! Tasjan!" est surtout de la pure « classic pop ». On apprendra aussi que Tasjan a été très jeune reconnu comme guitariste virtuose, et qu’il a même officié un temps comme guitariste au sein d’une version tardive des New York Dolls, ce qui doit être le job le plus cool que quelqu’un puisse inscrire dans son CV. Oh, et aussi avec le fait que Tony Visconti, OUI, Tony Visconti a produit l’album de son premier groupe, Semi Precious Weapon… On a du mal à comprendre du coup pourquoi le nom de ce type n’est pas inscrit au fronton de l’Olympia à chaque fois qu’il passe à Paris : attendez un instant, est-ce qu’il est même déjà passé donner un concert à Paris, Aaron ?
Bon, on raconte tout ça pour vous présenter l’animal, et on recule d’autant le moment de vous parler de cet album incroyable, parce qu’on sait qu’on ne va pas arriver à vous le raconter sans écrire des trucs bien barrés comme « "Dada Bois" commence comme une chanson de Springsteen avant de déraper dans une sorte de glam rock à la Queen… », le genre de choses qui vont nous faire passer pour des fous furieux… Non, franchement, impossible de rester crédible en vous disant que "Sunday Women", l’intro de l’album, est la chanson pop la plus parfaite qu’on ait pu entendre depuis des décennies, le genre de choses que les Frères d’Addario tueraient pour pouvoir composer : attention quand même à votre cerveau, l’écouter une fois, c’est en chanter le refrain tout le reste de la journée : « Whatever happened to Sunday Women ? »… Et si on vous dit que cela nous console un peu que Tom Petty nous ait quitté avant d’écouter "Up all Night", le meilleur titre qu’il n’a jamais réussi à écrire, et qui l’aurait certainement rendu fou de jalousie, est-ce que vous trouverez qu’on insulte la mémoire du grand Tom ? Ou si on vous jure que des chansons crève-cœur comme "Another Lonely Day" ou des blues psychédéliques et bien basiques comme "Don’t Overthink It" sont exactement ce que Paulo a essayé de composer, sans succès, sur ses deux derniers albums solos, est-ce que vous allez rire de nous ?
Et les textes des chansons, est-ce qu’on va vous en parler quand même, vous demandez-vous à ce stade ? « My little avatar, I’ll never you who you are… » (« Mon petit avatar, je ne te serai jamais qui tu es… ») chante Aaron sur l’irrésistible "Computer of Love", parce que l’un des thèmes de cet album est clairement la question de l’identité en cette période de technologie envahissante. Sur "Feminine Walk", il nous parle aussi de son ambiguïté sexuelle : « Always been a working man / Playing in a rock roll band / I've got rags like a drag queen dream / Coming undone at the seams / … / I got a feminine walk » (J'ai toujours été un bosseur / J'ai joué dans des groupes de rock’n’roll / J'ai des sapes qui sont comme un rêve de drag queen / Qui se défont aux coutures /… / Je marche comme une femme). Sur "Up All Night", il se dévoile franchement : « Broke up with my boyfriend / To go out with my girlfriend / Cause love is like love is like love is like that ! » (J'ai rompu avec mon petit ami / Pour sortir avec ma petite amie / Parce que l'amour c'est comme l'amour c’est comme ça!)… Bref, il nous prouve une fois de plus qu’on peut faire un album de pure pop délicieuse et parler de choses intimes et importantes…
Finalement, non, ce que nous prouve ce "Tasjan! Tasjan! Tasjan!" complètement improbable, c’est surtout que peu importent les références envahissantes que nous avons tous en tête, il suffit de onze chansons impeccables, aux mélodies irrésistibles, pour que l’on puisse croire à nouveau à l’éternité de toute cette vieille histoire.
[Critique écrite en 2021]
Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs albums de 2021
Créée
le 14 févr. 2021
Critique lue 252 fois
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