Lâcheté et mensonges
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Il y a maintenant longtemps qu’on désespère du Rock britannique dans son ensemble, naguère si brillant, et qui ne produit désormais plus que quelques micro-explosions très occasionnelles. On a en outre appris à se méfier des émerveillements d’une presse musicale anglaise en pleine déliquescence. Alors, on peut prendre le premier album de The Jacques, groupe londonien (mais aux origines galloises, ce qui explique peut-être quelque chose…), un album attendu depuis longtemps puisque le groupe existe depuis 2014, au choix, comme l’une de ces rares étoiles filantes qui éclairera brièvement cette année le ciel sombre de la Grande-Bretagne brexiteuse, ou comme un signe que les choses bougent, enfin, en profondeur.
Car "The Four Five Three" ne ressemble pas à grand-chose de connu de l’autre côté de la Manche : entre lourdeur obsédante qu’on associe plus au Rock rebelle d’Outre Atlantique ("Born Sore" présenterait presque, si ce n’était pas là un qualificatif ringard, des aspects de mal-être « grunge » !), déchirement émotionnel – la jeune histoire du groupe a déjà été marquée par une tragédie, le décès de leur bassiste – et, surtout, surtout, bric-à-brac sonore s’apparentant parfois à un collage surréaliste de sons et de styles musicaux de différentes époques et origines. Mais ce qui impressionne vraiment, et dès la première écoute de l’album, c’est le fait que la bande à Finn O’Brien, chanteur à la voix singulière, épuisée et prenante, de ne jamais oublier que l’on est encore plus avant-gardiste quand on sait conserver, au milieu du chaos sonore, ce fameux sens mélodique qui a toujours fait la différence entre le Rock britannique et le reste du monde : dès la première écoute, "Kiss the Pharaoh" étonne, ravit, entre orientalisme de pacotille, explosions de guitare, clavier prog-rock, break ska absurde, final free déchiré, et cette fichue mélodie qui vous accroche et ne vous lâche pas…
Avec "Swift Martin", on serait presque chez un Future Islands énervé – synth wave zébrée de déchirures électriques, vocaux planants et rugueux – qui privilégierait l’obsession maladive… Ce qui ne nous prépare aucunement à la joliesse swing de "Do Me For A Fool", superbe chanson d’amour (?) qui mériterait de figurer dans tous les palmarès de 2020. "The Ugliest Look", avec son texte parlé et ses riffs électriques, peut être, si l’on veut, prise comme une sorte de version punky des chansons déjantées de Baxter Dury. L’intermède sadique en forme de comptine dépressive qu’est "Count On Me Pt. 1" sert avant tout à doucher toute joie excessive que les titres bien enlevés que nous venons d’entendre auraient pu provoquer en nous, avant que la (fausse) joliesse pop, mortellement électrocutée, de "Tiny Fuzzy Parasite" nous montre que The Jacques pourraient prétendre à être une sorte de Pixies britanniques.
"Cradle My Heart", irrésistible, poursuit, et c’est étonnant, vu ce qui précède, dans le même registre, nous offrant une mélodie impeccable et finalement très amicale, sur de l’électronique cheap et une atmosphère grondante du plus bel effet : un autre morceau qui contribue indéniablement au sentiment de maîtrise qui se dégage de "The Four Five Three". On fera le gros dos durant le bref retour pour le moins vicieux de "Count on Me (Pt. 2)", et on passera sur un "Holy Marmacita" qui a tout du « coup de mou » d’un album jusque là impeccable. L’ambiance new-yorkaise (du côté de Parquet Courts, un peu), de "Hendrik", une chanson diablement romantique avec cuivres et séduction maligne, nous emballera beaucoup plus, et son accélération lyrique finale nous enverra danser dans la rue. "Taste de Mexican Sun" justifie l’utilisation discrète de trompettes vaguement mariachi et l’ambiance très relâchée créée par le chant encore plus fatigué qu’ailleurs de Finn (rappelons quand même à "nos Jacques" que Maradona est argentin, soit dit en passant…).
L’album se termine de manière impeccable – et majestueuse – par l’un de ses titres les plus exigeants, le plus long aussi, "God’s Lick" : sept minutes de cette dépression suivant typiquement un drame amoureux, qui nous prouvent que The Jacques ont beau faire les fiers-à-bras, ils ne sont pas immunisés pour autant contre les chagrins d’amour (« You forgot the part, you forgot the part / Of me you wanted » – Tu as oublié cette partie de moi que tu voulais !).
On a cru comprendre que le nom de The Jacques provenait des révoltes paysannes moyenâgeuses françaises, les jacqueries : si c’est vrai, c’est une belle référence pour une musique aussi terrienne, et pourtant aussi déterminée à tout renverser pour atteindre le ciel. Derrière sa pochette baroque et peu attirante, "The Four Five Three" est un album aussi excitant, bouleversant que stimulant : et si on tenait là, au hasard, la relève de Alt-J ?
[Critique écrite en 2020]
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Créée
le 19 nov. 2020
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