En attendant la chute de l'empire, il faut tenir

Le nom d’Alynda Segarra n’interpellera pas grand monde. Cette relative inconnue a pourtant déjà largement roulé sa bosse dans l’industrie musicale. A même pas trente balais, elle a déjà gravé son folk-blues sur six albums, dont deux auto-produits, en compagnie de sa bande de saltimbanques, Hurray For The Riff Raff, que l’on pourrait traduire par quelque chose comme « Hourra pour les petites frappes ». C’est un groupe qui, s’il n’a pas toujours fait preuve d’une originalité exceptionnelle, s’est toujours démarqué grâce à la rusticité de son son. Il y a chez eux cette qualité d’interprétation, cette justesse d’intention, brute et délicieusement maladroite, qui confère à leurs chansons leur plus grande qualité : l’authenticité.


Tous les mots qu’Alynda Segarra chante sentent le vécu. D’origine portoricaine, elle traîne derrière elle un parcours laborieux de paumée mi-punk mi-beatnik, qui ne sait plus quoi faire de ses racines dans un pays qui les méprise. Malgré elle, la chanteuse symbolise les douloureux questionnements de plusieurs générations de minorités plus ou moins visibles : faut-il taire son héritage ou au contraire le revendiquer ? Avec The Navigator, album concept remarquable d’intelligence et d’humanité, Segarra semble avoir réglé la question de son identité. Conçu comme une illustration musicale des errements très Kérouaquiens de la chanteuse à travers les états américains, The Navigator livre douze titres impeccables, autant de chapitres d’un journal de bord écrit pour panser les plaies psychologiques de son auteur. Salvatrices, thérapeutiques, les chansons de The Navigator sont des perles d’empathie qui n’ont jamais semblé plus nécessaire qu’aujourd’hui. 2017 fut l’année des porcs et de Donald Trump ? The Navigator sera le pamphlet acharné contre les oppresseurs, le cri de ralliement pour ceux qui morflent tout en bas.


L’œuvre brasse des thèmes casse-gueules à l’ère du cynisme 2.0. Les groupes se voulant fédérateurs et porteurs d’espoir peuvent légitimement attiser la méfiance, mais Hurray For The Riff Raff n’a pas grand-chose de comparable avec U2. Le lumineux morceau d’ouverture tape dans le mille en parvenant miraculeusement à recréer l’environnement sonore des gospels des années 40. Cette prise de son très lo-fi, le bruit du train entrant en gare, ces chœurs masculins à l’unisson : c’est bien simple, on croirait un enregistrement du musicologue Alan Lomax. Très vite la voix d’Alynda Segarra cueille l’auditeur avec son timbre rassurant mais étrangement brisé, et on se dit qu’avec une telle compagne de route, le voyage ne pourra pas être désagréable. Le chant de Segarra se situe quelque part entre les déclamations rugueuses de Patti Smith et les ritournelles passives-agressives des Shangri-Las. Très new-yorkais, donc. Pas surprenant de la part d’une bourlingueuse qui a passé enfance et adolescence dans le Bronx. "Living In The City" et "Hungry Ghost" sont des chroniques typiques des bas-fonds de la Grosse Pomme, on y parle de survie, on y rêve de réussite, sans trop y compter non plus. Avec leurs structures acoustiques très classiques et leur contenu social, l’approche réaliste de Hurray For The Riff Raff rappelle celle de Lou Reed qui, en 1989, avait livré un monument engagé justement intitulé New York. Mais si Lou jouait à l’écrivain se mouillant pour les crève-la-faim, Segarra est dans le même bain que les pauvres diables qu’elle met en chansons.


"Rican Beach" et le morceau titre sont deux magnifiques spécimens de protest-song, de ceux qui définissent leur époque. Les deux bénéficient de sublimes parties percussives, à base de congas et de bongos, renforçant l’aspect très « world » de cet album qui pioche dans différentes cultures sans jamais commettre de faute de goût. "The Navigator" est un tango désabusé où s’aventurent une guitare électrique à la Morricone et un violon discret aux connotations est-européennes. Plus vindicatif, "Rican Beach" met en avant l’excellente basse de Caitlin Gray pour une sorte de transe tribale, nuancée par la détermination sereine d’Alynda Segarra. Sur les deux titres, elle parle à la première personne du pluriel, et lorsqu’elle promet un soulèvement de son peuple, on vibre avec elle. Au fur-et-mesure de l’écoute, on perçoit avec enchantement des arrangements très joliment agencés, toujours d’une grande finesse, jamais gratuits. La guitare électrique de Jordan Hyde rappelle régulièrement celle de Marc Ribot sur les albums de Tom Waits (période Rain Dogs), il y a pire. Les notes de synthé sont disséminées avec un grand sens de l’équilibre sur "Nothing’s Gonna Change That Girl", qui se termine sur une adorable polyphonie qui ne laissera insensible que ceux qui ont du cambouis dans les oreilles. "Halfway There" et "Fourteen Floors" sont des balades d’une élégance rare, emplies d’une morosité très urbaine mais toujours transcendés par un espoir fou et réconfortant. En fin d’album, le titre "Settle" est une pièce de mélancolie contenue : on y observe d’un œil débonnaire les fondations chancelantes d’un système en fin de carrière, d’une société qui ne tient plus debout. Le calme avant la tempête. Car en attendant la chute de l’empire, il faut tenir, survivre, se serrer les coudes, résister, rester debout. C’est là qu’intervient l’ultime morceau du disque avant l’outro, "Pa’lante". Si la presse américaine s’est extasiée sur ce titre, ce n’est pas un hasard : il s’agit, et j’assume la comparaison, du "A Change Is Gonna Come" de l’année. Un morceau héroïque et rageur qui touche au plus profond de l’âme. Comme pour le chef d’œuvre de Sam Cooke, "Pa’lante" livre des considérations déprimantes sans jamais s’approcher du pathos. D’abord parce que la voix de Segarra est trop puissante, trop belle, trop juste pour sombrer dans le mélo superficiel. Ensuite parce qu’arrivé à la moitié, le morceau se permet un twist surprenant rappelant celui d’"A Day In The Life" des Beatles, pas la plus pourrie des références. Le final de "Pa’lante" se passe de commentaires. C’est un manifeste bouleversant invoquant le fantôme de Pedro Pietri (poète à l’origine du Nuyorican Movement, groupe de réflexion engagé composé d’artistes et d’intellectuels portoricains) et celui d’Emmett Till (jeune homme victime de meurtriers racistes qui furent acquittés dans les années 50). Oratrice électrisante, Segarra appelle tous les humiliés de ce monde à ne pas baisser les yeux, à affronter l’Histoire qui se répète sans jamais renoncer. L’écoute de "Pa’lante" est littéralement transcendante, c’est une conclusion si puissante qu’elle renforce tous les titres qui l’ont précédée. "Pa’lante" encre définitivement The Navigator comme un indispensable de son époque, une œuvre à la musicalité précieuse et un passionnant document sociologique sur les années 2010.


C’est essoré de toutes ses larmes qu’on arrive sur la fermeture de l’album, reprise en mode mineur de l’introduction gospel, et, alors que l’on reprend doucement ses esprits, le disque se clôt sur un tonnerre de percussions à faire trembler la terre, une secousse sismique prompt à se faire sentir jusque dans les plus hauts sommets. Le dernier d’Hurray For The Riff Raff a tout de l’album pop historique.

GrainedeViolence
9

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le 8 oct. 2020

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