Sleep n’a pas sorti un album original depuis 19 ans (Dopesmoker, sorti en 2003, étant une réinterprétation de Jerusalem, paru en 1999) et on apprend la veille de sa publication, la sortie de « The Sciences », nouvel opus du trio le plus enfumé de l’Ouest.
La date de sortie n’a pas été choisie au hasard. Le 20 avril, écrit « 04/20 » outre-Atlantique, est une journée hautement symbolique pour les amateurs de cannabis. Le nombre « 420 » est utilisé comme code de référence entre les stoners et tous les fidèles de la contre-culture liée à la Marie-Jeanne. La journée du 20 avril voit s’organiser de larges rassemblements de militants luttant en faveur d’un assouplissement de la politique gouvernementale sur les drogues dérivées du chanvre et pour une légalisation éventuelle. Quel meilleur jour pour le groupe qui tire son nom d’un effet du THC de sortir son nouvel album tant espéré parmi la communauté stoner doom.
Pour faire honneur aux champions toute catégorie du weed metal, j’ai lancé l’écoute de « The Sciences » le 20 avril, à 16h20 (4:20 en notation horaire anglo-saxonne).
Ces précisions psychotropiques faites, passons à l’album en lui-même. Les enfants prodiges du stoner doom reviennent après des années d’inactivité (notons tout de même la publication du single « The Clarity » en 2014). Ce retour est risqué car l’exigence des fans n’a cessé de croître pendant ces 19 années. Sleep est-il capable de faire mieux que Dopesmoker, consécration ultime du genre, voyage hallucinogène de 63 minutes ?
Il faut noter que le line-up originel composé de Al Cisneros (chant et basse), Matt Pike (guitare) et Chris Hakius (batterie) a subi une légère modification. Hakius a été remplacé par le légendaire batteur de Neurosis, Jason Roeder. Il va sans dire que ce dernier est habitué aux ambiances volcaniques et aux rythmiques plombées. Sa place dans Sleep est donc assez naturelle.
Je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre avec ce comeback car autant j’adore ce qu’a fait Al Cisneros de son côté après « Dopesmoker » avec OM, autant je suis très peu friand du travail de Matt Pike avec High on Fire. Alors que le mysticisme de Sleep était admirablement prolongé avec OM et leur doom mantrique, High on Fire se contente de proposer une soupe indigeste et peu mémorable.
En 19 ans, les personnalités évoluent, mûrissent et on pourrait de ce fait, s’attendre à un changement radical dans le son du groupe. Autant dégoupiller la grenade du suspens immédiatement : Sleep revient pour faire du Sleep, comme s’ils n’étaient partis qu’il y a deux ans.
À la première écoute, ce manque de renouvellement peut être source de déception. Ce fut mon cas avec la face A du disque, que j’ai trouvée convenue et indigne d’un groupe de cette envergure. Certains fans attendent depuis près de 20 ans et Sleep les gratifie avec l’exacte même musique qu’avant ? Il y a largement de quoi rester sur sa faim.
Sur six titres, deux sont très réminiscents de « Holy Mountain » : « Marijuanaut’s Theme » et « Antarcticans Thawed ». Le premier succède à la furie électrique, aux gémissements et aux crépitements des guitares de l’intro éponyme. Malheureusement, alors que l’intro est efficace et annonce la transe à venir, « Marijuanaut’s Theme » débarque sans lien, après un silence. L’enchaînement des titres est particulièrement important pour l’immersion dans un album de musique plombée. C’est ce qui faisait la force de Jerusalem et Dopesmoker, l’impression que Sleep nous maintenait la tête dans le sable brûlant sans aucune pitié.
En plus de cela, « Marijuanaut’s Theme » est probablement le titre le plus moyen de Sleep depuis leur premier album. 19 ans sans LP et vous choisissez cette piste comme porte d’entrée sur votre nouvel opus ? Si encore c’était proche de leurs précédentes compositions mais que ça restait inspiré, je ne cracherais pas dans la soupe, mais ce morceau est assez désincarné et ne contient que trop peu de raisons de s’enthousiasmer. « Antarcticans Thawed » quant à lui évoque surtout un mélange entre « Dragonaut » et « Holy Mountain » et sonne comme une réinterprétation d’un morceau déjà connu en sous-accordant encore plus la guitare. J'ai lu un commentaire sur RateYourMusic d'un fan qui disait également que le chant lui rappelait fortement le second album des Américains mais que ça ne le dérangeait pas outre mesure et que ça lui procurait un sentiment de nostalgie plus que de déception. J'imagine que de nombreuses personnes ressentiront la même chose que lui, mais pour ma part je reste vraiment sur ma faim. Évidemment que les trois larrons sont extrêmement doués dans ce qu'ils font mais quand j'attends un nouvel album, j'attends quelque chose de différent, pas une resucée de leurs succès antérieurs.
Ces deux titres se partagent le titre de morceau le plus faible de l’album.
Vient alors « Sonic Titan ». Les amateurs du groupe sauront immédiatement qu’il y a anguille sous roche et qu’on essaye de leur refourguer un morceau déjà publié. En effet, « Sonic Titan » était déjà présent comme piste bonus sur les éditions originales de « Dopesmoker » en 2003. Sauf que, le morceau est ici réinterprété et on connaît le talent de Sleep pour la réinterprétation. Plus longue, plus lente et plus croustillante, cette version mise sur l’organique et le sensoriel. Car Sleep, c’est avant tout une histoire d’atmosphère. On pourrait croire que c'est une musique assez simple, facile d'accès, mais la première écoute n'est jamais très gratifiante. Sans la bonne ambiance, je ne suis pas rentré dans le morceau la première fois. Mais à la deuxième écoute, quel déluge de graviers ! La reprise du riff principal à 6 minutes est une véritable descente d’organes : tout est ralenti jusqu’à un point de rupture absolu. Pour vous faire une image, c’est comme si Sleep essayait de faire du beatdown à leur sauce.
Enfin, nous arrivons aux deux derniers morceaux, points d’orgue de l’album. « Giza Butler » annonce le carnage avec une blague extrêmement subtile mêlant désert égyptien (Giza est l’anglais pour Gizeh, référence déjà utilisée par OM) et le nom de l’éternel bassiste de Black Sabbath. À lui tout seul, ce titre est le désert des Mojaves. C’est une soufflerie de décibels, un cyclone de poussière.
« The Botanist » nous prend de court et nous bousille le cortex avec un solo du fin fond des enfers mexicains. C’est la divinité du Chanvre brûlé qui s’empare de Matt Pike pour jouer ce solo des tréfonds. Ces deux morceaux sont exactement ce que j’attendais de « The Sciences » : de la lourdeur dégoulinante, de l’inspiration, une odeur de sable chaud et des passages mémorables comme Sleep sait si bien les faire. Ils permettent de faire de « The Sciences » le disque le plus plombé de la maigre discographie du groupe.
À ce propos, la frappe de Jason Roeder est lourde à souhait mais n'est jamais vraiment mise en avant. J'ai l'impression (et les fans me diront si je me trompe) que ça joue moins sur les cymbales que d'habitude.
« The Sciences » est donc avant tout un album de contexte. Il faut vraiment se plonger dedans pour que ça fonctionne. Il s'écoute à fond les ballons et je ne tolérerai aucune infraction à ce principe établi. De préférence en extérieur, sous un soleil mordant, les yeux fermés et un cône magique à la bouche pour les amateurs. Dans ces conditions, c’est un album ultra efficace.
Mais je ne peux quand même pas m’empêcher de regretter ce qui m’apparaît comme du remplissage manifeste. Je me plais à imaginer ce qu’aurait été l’album si les six titres avaient été de la trempe des deux derniers.
Rendez-vous dans une vingtaine d’années pour leur prochain album et d’ici là, « follow the smoke toward the riff-filled land ».