Il ne serait pas peu dire que j’attendais cet album de pied ferme. La douce Lana nous a fait patienter pendant presque un an entre la publication du premier single (« Mariners Apartment Complex » en septembre 2018) et la sortie, plusieurs fois repoussée, de « Norman Fucking Rockwell » (NFR).
Inspiré par le célèbre peintre américain, connu pour ses représentations figuratives des scènes de la vie courante américaine, cet album entame une nouvelle ère pour la chanteuse. Après sa trilogie dépeignant successivement les heures californiennes : la journée accablante, la nuit sensuelle et le crépuscule langoureux avec « Born to Die », « Ultraviolence » et « Honeymoon » ; Lana s’était essayé à l’album à la mode en faisant venir rappeurs et pop singers sur son « Lust for Life », moins inspiré et plus convenu. Avec NFR, on sent que la chanteuse s’est prêtée à l’introspection pour repartir sur de nouvelles bases et retourner plus proche de son identité artistique.
Pour moi cet album est celui où elle confirme à la face du monde qu’elle est la marraine mystique et aimante de la « bitchwave » (je dépose le genre pour que dans 5 ans, on me crédite dans les grands journaux spécialistes), cette scène qu’elle a créée et qui mêle dans un flot aussi tumultueux qu’enchanteur, vulgarité et délicatesse.
Étonnamment, l’album commence par trois de ses morceaux les plus nonchalants, qu’on aurait d’emblée plutôt imaginé à la fin du disque. Pourtant, cette introduction osée permet de conférer à l’album un voile de nostalgie et de douceur et de lui donner une orientation bien plus méditative et hypnotique que les précédents.
Ces trois litanies post-modernes (« Norman Fucking Rockwell », « Mariners Apartment Complex » et « Venice Bitch ») sont irréprochables et commencent à dessiner à touches délicates l’aspect doucement suffoquant des métropoles californiennes. Cette sensation qui retranscrit la léthargie des journées ensoleillées est récurrente au cinéma, de l’inévitable Mulholland Drive à l’insolent The Player, en passant par le sous-estimé Under the Silver Lake ou le récent Once Upon a Time in Hollywood. Le meilleur exemple se retrouve dans la plage dream pop / psychédélique de « Venice Bitch », sorte de rêve distant et brûlant qui emmène l’auditeur à la dérive sur un océan rosacé.
Ce parallèle avec le cinéma américain s’ancre dans un rapport plus global avec la pop culture. Lana del Rey a toujours été cette égérie rétro convoquant les spectres sépia du rêve américain, mais c’est dans cet album qu’elle y fait le plus référence. Outre l’évident titre de l’album, la chanteuse intègre des paroles célèbres dans ses morceaux (« Dream a Little Dream of Me » dans « Fuck It… », ou « Summertime » dans « Doin’ Time ») et multiplie les références à la pop culture (Beatles, Joni Mitchell, Laurel Canyon, Led Zeppelin, Eagles...).
Puis les morceaux s’enchaînent, variations ouatées qui continuent à peindre un décor onirique et suranné sans toutefois jamais perdre cette approche impertinente qui fait de Lana une artiste aussi fascinante. Seul « Doin’ Time » et sa rythmique dub tranche avec la langueur du reste de l’album. Cette reprise du groupe de ska punk Sublime propose des tonalités trip hop et s’avère tout à fait réussie mais loin d’être idéale entre deux chansons plus lentes.
Vient ensuite le ventre mou de l’album, entre « Love Song » et « The Next Best American Record », cinq chansons moins surprenantes et moins intenses et qui, à la première écoute, paraissent pales à côté des éblouissants singles. L’album, déjà long, aurait pu gagner à être plus concis, peut-être en retirant « Cinnamon Girl » ou « California ».
Heureusement, les quatre derniers titres viennent conclure magistralement NFR, avec autant de pudeur que d’émotivité à fleur de peau. À l’instrumentation impeccable de « The Greatest » – guitare datée tendrement kitsch et batterie subtile – succède l’ambiance feutrée et le délicat piano de « Bartender », pour ensuite venir doucement s’échouer sur le rassurant « Happiness Is a Butterfly ». Ce dernier, dans lequel je vois une référence à l’album de Blonde Redhead, cajole et émeut comme l’étreinte d’une vieille amie. Préparation bienvenue pour la conclusion et sommet de l’œuvre.
Je ne suis pas du genre à m’émouvoir sur des morceaux, j’aime maintenir cette distance qui ne me fait pas sombrer la tête la première dans la musique comme dans un refuge émotionnel. Pourtant, le morceau final, l’étincelant et ensorcelant « hope is a dangerous thing for a woman like me to have - but I have it » a eu plus d’effet sur moi que je pensais. Appel déchirant, aux paroles étrangement poignantes, le morceau est emprunt d’une grâce d’un autre monde et ses trente dernières secondes hantent mon âme comme une impossible caresse fantomatique.
On se revoit l’année prochaine Lana.