Lâcheté et mensonges
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Depuis Bob Dylan, et sans remonter jusqu’à Guthrie bien avant lui, le militantisme et la revendication politique n’ont finalement pas été aussi fréquents qu’on aurait pu le croire dans le Rock, et la rébellion de nos stars a souvent été plus une posture, malheureusement, que le reflet d’un véritable engagement : pour un Clash (et encore, on peut argumenter que leurs prises de position pro-sandinistes tenaient plus du romantisme que de la réflexion), combien de Rolling Stones ? L’apparition d’un groupe au discours aussi agressif que structuré que celui d’Algiers a donc suscité un vif intérêt – tout du moins en France, et ce d’autant que le nom du groupe fait référence à la résistance algéroise contre le colon français -, intérêt doublé, et c’est heureux, par la singularité d’une musique faisant se rencontrer soul et punk / post-punk, soit un territoire peu exploré quand même (même si l’on peut citer quand même les impressionnants Future Islands – non politisés, eux – qui conjuguent également une intensité émotionnelle et vocale directement inspirée de la musique noire et un rock new wave très blanc !).
Algiers vient d’Atlanta, soit une ville difficilement situable sur la carte Rock des USA, peut-être parce qu’elle est passée directement de la country traditionnelle au rap, et que peu de groupes de Rock connus en sont originaires (seuls les noms de Deerhunter et Black Lips viennent spontanément à l’esprit !). Algiers a pour leader un chanteur black au charisme stupéfiant, Franklin James Fisher, qui présente, outre sa voix puissante, l’intéressante particularité d’être notablement plus cultivé que les Liam Gallagher de ce monde, et donc d’écrire des textes qui peuvent donner à réfléchir sur l’état de notre monde et le système d’oppression universelle qui gagne de plus en plus de terrain, des sujets qui semblent laisser la large majorité des « artistes » contemporains indifférents. Et Algiers en est arrivé en 2020 au stade de ce fameux troisième album, celui de la maturité et / ou de la métamorphose…
Les fans historiques du groupe se trouveront donc sans doute un peu décontenancés par tout ce qui change avec ce troisième album : la recherche de textures musicales plus riches, plus consensuelles (on en connaît qui hurleront à la trahison !), résultat peut-être d’un processus de composition plus traditionnel que pour les précédents albums où les musiciens écrivaient les chansons à distance les uns des autres ; une orientation moins « universelle » des textes, qui penchent cette fois plus vers l’introversion, et font de la question de la rébellion individuelle un sujet profondément intime ; une inspiration trouvée curieusement dans un livre fantastique écrit par un ami du groupe ("There is No Year" étant également le titre du bouquin…). Logiquement, la réception de ce troisième album est inégale, entre ceux qui exultent et parlent d’un chef d’œuvre précoce de 2020, et ceux qui veulent désormais clairement la peau d’un groupe sur lequel trop d’espoirs ont été investis depuis son apparition.
« This self-consuming contradiction / The more it turns the more we just deform / But either way, you can't look in my dark room / To bloom like a rose in the mouth of a gun / We're reaching out in order to get shot down / While the world around us just implodes / With new names for "God" and "country" / With new words for every song we sing… » ("There is no Year")
Le monde va donc de plus en plus mal, et Franklin James Fisher lui-même admet ne pas aller très bien, ce qui fait qu’après un démarrage martial, avec un "There is No Year", percutant, en équilibre miraculeux entre avant-garde et satisfaction immédiate, sonnant le rassemblement de tous les fans, et avant d’en arriver à une conclusion punk agressive ("Void"), l’album va plutôt nous balader dans des ambiances tourmentées, au fil des interrogations intimes d’un « honnête homme » se remettant en question, entre son engagement personnel et l’avenir apocalyptique de la planète. Ainsi, l’élégant – et très synthétique - "Hour of the Furnaces", avec ses la-la-la ironiques, nous promet l’embrasement, puisque nous sommes tous contents aujourd’hui de continuer à « danser sur les flammes », tandis que le gospel planant de "Losing is Ours" nous offre un répit à forte teneur émotionnelle. "Chaka" conjugue ensuite brillamment un beat dansant très plaisant avec des déchirures atonales plus expérimentales, expression parfaite du grand-écart auquel s’exerce désormais le groupe. "Wait for the Sound", qui pourrait bien devenir notre titre favori, permet au groupe de respirer, de prendre de la hauteur par rapport à l’urgence qui l’a toujours caractérisé.
Il faut pourtant reconnaître que l’album souffre aussi de quelques chansons moins marquantes, tenant plus de l’application d’une recette désormais un peu trop maîtrisée par un groupe qui sonne, du coup, moins aventureux : il n’est pas certain finalement que, hormis au niveau des textes bien sûr, il y ait une telle différence par exemple entre un "Unoccupied" ou un "Nothing Bloomed" et n’importe quelle chanson extraite du dernier album de Future Islands…
Bien entendu, on a envie de faire le pari que cet élargissement du spectre musical fera découvrir le groupe à un public plus large, sans que les idéaux de Fisher n’aient été trahis pour autant… L’avenir nous le dira.
[Critique écrite en 2020]
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Créée
le 27 janv. 2020
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