Trapèze
8.7
Trapèze

Album de Jean Guidoni (2004)

LALALALA.ORG

"Les temps sont incertains et je reviens de loin"… ce refrain qui ouvre l'album Trapèze de Jean Guidoni semble un constat sur la difficulté de continuer à exercer son métier de chanteur. Mais Jean Guidoni sait que "Tout ce qui ne […] tue pas […] rend plus fort" (Nietzsche, Ecce Homo), et profite de ce double malaise (celui de l'époque et le sien) pour tout remettre à plat, emprunter d'autres chemins et accessoirement sortir un des plus beaux (et des plus incompris) albums de 2004.
Le son d'abord est complètement neuf pour Guidoni, puisque c'est Edith Fambuena qui a réalisé le disque, avec, entre autres musiciens, le bassiste Alain Ekpob, celui-là même qui avait offert à Marie France pour son album de 1997 le sublime "Les coeurs trahis". Un univers musical pop donc, très loin du piano, du cabaret ou même du rock auxquels Guidoni nous avait habitués. Table rase aussi pour le choix des auteurs, Marie Nimier et Jean Rouaud, inconnus en terres guidoniennes jusqu'alors. Enfin nouveauté absolue du chant de Jean Guidoni qui, censurant ses envolées flamboyantes, prend le parti d'une sorte de retenue souveraine à la limite du murmure… Certes quelques titres ("La naïade" par exemple), sans doute en raison de textes eux-mêmes typiques de l'univers traditionnel de Jean Guidoni ("Ma voix est un filet / Dans lequel ils se prennent / Mon chant est un aimant / Qui fait perdre le nord / J'attire tous les marins / Les chasseurs de baleines…"), font entendre un chant plus familier: on retrouve alors cette façon si singulière de jouer d'une extrême virilité teintée d'un je-ne-sais-quoi de féminin qui produit une sorte d'accent traînant sur certaines syllabes comme pour indiquer que le sens du mot (ou de la phrase) ne saurait être totalement dévoilé.
Cependant le plus souvent c'est le chant neuf de Jean Guidoni qui frappe, d'autant qu'il sait exploiter le très beau et très émouvant hiatus entre la puissance de sa voix et la retenue interprétative. Une retenue, parfois un chuchotement, qui à aucun moment n'efface le mot ni ne ternit la phrase de ses afféteries exténuées: au contraire, Jean Guidoni est sur Trapèze plus que jamais un diseur, lequel passe, sur "Pise" par exemple, du chanté presque parlé des couplets au refrain presque murmuré sans jamais sacrifier la moindre syllabe, sans lâcher le fil du discours, guidé ou soutenu par les phrases du violoncelle. D'ailleurs les arrangements d'Edith Fambuena et de Raphaël Drouin, pourtant particulièrement travaillés, présents, remarquables, loin de phagocyter les chansons, semblent toujours au contraire en exalter le sens, comme ces quelques notes de piano à la fin d'"Evidemment" qui donnent une résonance particulière aux derniers mots de la chanson ("Evidemment il y a la vie"), ou la subtile marqueterie sonore (avec pizzicati, voix de femme, vents et crépitements divers) qui confère toute sa beauté crépusculaire à "Néant, néons", petite valse de la désespérance moderne.
Ou encore comme les guitares crépusculaires de "La farce bleue", sans doute le plus extraordinaire tour de force de l'album et le plus plus méconnu des joyaux - noirs - de la pop - de ceux qui vous font danser seul dans la nuit de votre chambre, esprit et corps occupés par une sorte de mélancolie entraînante et infinie. La gravité de Jean Guidoni, la voix presque enfantine et parfois mal assurée d'Edith Fambuena, le rythme et les guitares donc, sans oublier la beauté désabusée du texte: "Il n'y a pas de tourbillon / Sans la chimère / Il n'y a pas d'autre abandon / Que l'illusion"… Qui eût dit que c'est avec Jean Guidoni qu'Edith Fambuena ferait sa chapelle Sixtine ? Et qui eût cru que Jean Guidoni, empruntant les chemins de la pop, parviendrait, lui aussi, au-delà de l'expérimentation, au coup de maître ? Dans un monde meilleur, il serait même passé directement avec cette "Farce bleue" du music-hall lettré (cf. les textes de Pierre Philippe) à la première place du top 50… (encore aurait-il fallu que les Inrockuptibles et consort écoutassent l'album et fissent leur travail. Mais peut-être pour attirer leur attention, suffisait-il d'indiquer "Bashung" sur la pochette du disque ?).
L'alchimie entre la chanson et la pop est tellement parfaite, et tellement surprenante, que ceux qui avaient enfermé le chanteur dans son rôle vont devoir désapprendre leur Jean Guidoni. Ils accèderont alors paradoxalement à la quintessence de son art. Trapèze, ou "Comment se renouveler en creusant toujours le même sillon."
Didier Dahon
AvenueD
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le 18 mai 2013

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