Alors que la Beatlemania prend son envol au-delà des frontières, les Beatles sont sollicités par le réalisateur Richard Lester pour jouer leur propre rôle dans le film musical A Hard Day’s Night. Ils se mettent alors à répéter de manière intensive les chansons qui figureront sur l’enregistrement sonore éponyme. Dans son souci de livrer à temps cet album sur commande, le tandem Lennon/McCartney se met à composer en tout lieu et à toute heure. Les trois quarts des morceaux sont l’œuvre de Lennon. Non seulement George Harrison n’est pas associé (il n’avait pas encore fait ses preuves) mais la voix grave caractéristique de Ringo Starr fait défaut sur cet album : le tandem n’a pas la délicatesse de lui proposer de chanter son titre comme à l’accoutumée. Choix étonnant car « I’ll Cry Instead » avait un bon potentiel pour cela.
La différence la plus frappante par rapport aux deux premiers albums des Beatles, cependant, est l’absence de reprise. A Hard Days’ Night est, d’une certaine matière, le premier album authentiquement beatlesien du début à la fin. Quand un journaliste demande aux Beatles pourquoi ils ne reprennent plus de standards du rock, leur réponse est pour le moins provocatrice mais diablement juste : « Parce que maintenant, nous en créons ». Ces nouvelles chansons, en effet, ont l’envergure de la production des pionniers du rock’n’roll tels que Chuck Berry, Bo Diddley ou Little Richard, qui sont jusque-là des références pour un groupe comme eux.
Cet album est frappant par sa brièveté et touchant par sa fraîcheur. Les racines rock’n’roll restent présentes d’un bout à l’autre, mais les quatre gamins de Liverpool incorporent de nouvelles influences auxquelles le fameux beat qui est devenu leur marque de fabrique assure une cohésion. Les chœurs n’atteignent pas encore la perfection de « Here, There and Everywhere », mais s’en approchent avec les ballades « If I Fell » et « I’ll Be Back ». Harmonica, piano et tambourin viennent comme d’habitude enrichir la traditionnelle formation guitare/basse/batterie, tandis que la structure des morceaux est encore de facture classique mais bougrement efficace.
A cette date, les Beatles n’ont encore jamais écrit une chanson dont le thème dominant ne soit pas l’amour. Sur « I Should Have Known Better » et « Tell Me Why », on peut leur reprocher de pousser la naïveté un peu trop loin ; le surestimé « Can’t Buy Me Love » est également un peu poussif. Mais la simple alternative entre joie et tristesse laisse la place à des émotions plus complexes, comme sur le jubilatoire « Things We Said Today ». Un autre moment fort est le lyrisme pur et limpide qui se dégage de « And I Love Her », inspirée des boléros cubains. Lennon l’a appelée le « premier Yesterday » de McCartney : joli compliment.
La chanson-titre « A Hard Day’s Night », inspirée d’un « ringoïsme » (maladresse de langage de Ringo), est l’un des titres les plus entraînants de la période « tribale infantile » des Beatles. Son accord initial de guitare, qui ouvre l’album, est reconnaissable entre mille. Entre ce morceau et « When I Get Home », les Beatles prennent plaisir à vanter la joie confortable du logis (s’en souvenir en période de pandémie). « I’m Happy Just to Dance with You », dont le chant échoit à George Harrison, illustre à merveille la fonction performative du langage en nous emmenant sur son rythme endiablé. « You Can’t Do That » est un autre titre frais rythmé par une drôle de percussion, la « sonnaille », qui confirme que les Beatles recherchent déjà de nouveaux sons.
Malgré quelques lourdeurs, A Hard Day’s Night est en absolu un très bon disque de Merseybeat. Additionné à tout ce qui se faisait à l’époque dans le même genre, il participe à la matrice du rock et de toute la musique dite « populaire » jusqu’à aujourd’hui, tout en gardant une identité propre. A défaut d’exceptionnalité par rapport aux autres albums des Beatles, son intemporalité est proche de celle de Revolver et de Sgt Pepper.