AI Intelligence Artificielle, l’héritage de Stanley Kubrick confié à Steven Spielberg. L'histoire d’amour d’un non-humain (on dira mecha) qui traverse d’incroyables aventures pour retrouver celle qu'il aime, qui est donc celle qui l'aime, au cœur d'une reflexion sur la place des robots dans la vie des humains. Sauf, que le nôtre, nommé David, est un robot 2.0 capable d'aimer, donc de rêver comme un humain. Et comme Spielberg est synonyme de Williams, je vous laisse deviner par vous-même la qualité de la Bo. ... ... A y’est ? Réponse : orgasmique.
Ce qu’il y a de magnifique dans ses films accompagnés par la musique de John Williams (c’est-à-dire tous depuis 45 ans), c’est cette complicité absolue entre les deux hommes ; la musique exprime tout à fait leurs pensées : c’est une synchronisation d’une part visuelle, rationnelle, correspondant au contexte et à ce que l’on voit (changement immédiat d’ambiance lorsque David découvre un autre lui dans le bureau du Dr Hobby), et d’autre part beaucoup plus implicite et émotionnelle : elle ne peut découler que des bonnes idées du réalisateur (choix du rendu) et du compositeur (interprétation), d’où l’importance du couple réal-compo pour fusionner les idées. Par exemple, rien que sur les scènes d’ouverture : la première apparition de la musique est en décalage avec la scène, arrivant avec 1 bonne minute d’avance. Froide et austère, instable mélodiquement, presque tragique, durant ce labs de temps la musique est un mystère non élucidé pour le spectateur (inconsciemment, il ressent la tension, mais ne saurait expliquer pourquoi). Puis, les membres de Cryogenics apportent l’explication, en révélant l’histoire du couple Swinton : leur fils Martin gravement blessé, dépendant de la science pour espérer revivre normalement. On comprend alors que l’apparition du Mécha d’Amour David sera lié à un drame familial : la musique donnait un indice sur un mystère impossible à élucider par avance, ce qui conditionne le spectateur dans l’ambiance et l’intègre pleinement à l’histoire, puisqu'il s’attache au couple encore en deuil, et désire de connaître l’issue du problème. Des idées comme ça, le film en est rempli, d’autant plus qu’il vraiment axé les sentiments (réflexion quant à l’amour humain et non humain) : ce qui veut dire que la musique a un rôle important, et surtout subtil (car très casse-gueule) à jouer.
Ainsi, pour procurer cette ambiance si particulière chère au film, John Williams choisit de modifier significativement la composition de son orchestre. Il sera toujours sollicité partiellement, l’ambiance et le choix des instruments évoluant vraiment avec l’histoire (bois+harpe lors des scènes calmes, piano+cordes+bois dans « Hide and Seek », cordes+voix avec les super-mecha, ...) à part certains moments particuliers faisant figure d’exception (l’entrée dans Rouge City par exemple, méritant bien une petite envolée orchestrale pour l’émerveillement devant une ville futuriste). On pourra distinguer deux grands aspects de la musique développés dans le film, l'un très chaleureux correspondant à ce que David recherche, et un autre très froid, plus austère, lorsqu'il est confronté aux dangers du monde extérieurs.
Les cordes type violon sont beaucoup valorisées et exploitées de manière très variées (c’est souvent eux qui donnent le ton, qui choisissent entre l'un et l'autre) : parfois fluides, parfois très expressifs et saccadés lors des séquences d’action (« The Moon Rising »), très appuyés lorsqu’ils reprennent les motifs (« Abandonned In The Woods »), mélancoliques voire tragique lorsqu’ils jouent des phrases assez imprévisibles mélodiquement (« Cybertronics », « Replicas »), ... Les cuivres, quant à eux, se font plus ponctuels (passages fatalistes, notamment lors de l’apparition de la montgolfière-lune).
La somptueuse utilisation de la harpe, très légère et lumineuse, apporte énormément de douceur aux scènes calmes, et de souvenirs (« The Mecha World », Monica s’occupant de David, Hobby qui pense à son fils perdu, ...), tout comme les bois chaleureux (cor anglais surtout), qui se raréfient néanmoins après l’abandon de David. Le celesta y contribue également (sonorité semblable à celle d’Harry Potter, un mélange entre un artificiel et naturel, bien que ses contours soient encore plus flous ici) : s’il évoque principalement la magie de part son côté pétillant et lumineux dans le « Hedwig’s Theme », il souligne ici le mystère, un sentiment étrange que l’on n’arrive pas à cerner, ni positif ni négatif, comme une beauté qu’on se saurait s’approprier (première apparition de David, les mots de Monica lors de son empreinte, ...) : cette sensation d’inconnu colle parfaitement à la confusion de Monica la première fois qu’elle le voit. Dans le dernier acte du film, la voix d’une soprano apparaît, seule lumière parmi les sonorités froides qui l’accompagnent dans « Stored Memories and Monica’s Theme », et viens apporter la chaleur que les bois perdus ne pouvaient alors plus procurer à David ; elle reprend la plupart des motifs dans l’esprit des chœurs de György Ligeti, que Stanley Kubrick aimait beaucoup, d’où leur présence voulu par Spielberg. Egalement, du piano qui ... alors, oui, je vous vois venir : lui, il a le droit, parce que c'est bien mené, subtil et pertinent. Tant que ces trois conditions ne sont pas remplies, le piano restera une abomination à banir. Ici, il est entreprenant, joue les motifs, les accompagne, génères des émotions très différentes selon les scènes, ... Le piano est ici une identité créative, et pas un meublage outrancier synonyme de paresse.
En plus des instruments traditionnels, Williams va faire appel à de nombreuses sonorités modifiées voire carrément atypiques, soit pour coller ponctuellement à l’ambiance futuriste (je pense à la poursuite des chasseurs et à Rouge City, avec une musique très techno présente dans « The Moon Rising » qui m’a carrément fait tomber de mon siège, un peu comme si vous retrouviez une valse chez David Guetta ^^ il a pour ça fait appel à son fils, vu que le père compose rarement de la house music pour ses films), mais surtout pour toucher le spectateur au moment les plus tendus : fond sonore ressemblant à de lointaines voix (« Stored Memories and Monica’s Theme »), piano réel et synthétisé, percussions boisées (marimba, ...) travaillées pour devenir plus artificielles (« Rouge City »), ... Le mélange de ces deux types de sonorités avec une valorisation plus ou moins prononcée de l’un ou de l’autre en fonction des moments est l’une des grandes trouvailles de cette Bo : « Hide and Seek » représente cette symbiose entre sonorités naturelles (piano, violons, cor anglais, ...) et artificielles, correspondant à l’interaction entre Monica et David dans l’appartement ; elle se familiarise enfin avec lui, abandonnant peu à peu son appréhension.
Au niveau des motifs, là, on a droit au plus grand Williams. Ils sont nombreux et très expressifs, déclinés tout au long du film, toujours en interaction les uns aux autres. Commençons par le plus tragique de tous, le thème de l’abandon. Apparaissant comme le pressentiment d’un évènement tragique à venir lors du retour de Martin (sa jalousie causera l’abandon de David), ce motif est très particulier (et ressemble étrangement au thème de Disney) : il représente l’appréhension puis l’horreur ; notes répétées deux fois dans un rythme incertain, et soudain un intervalle à couper le souffle qu’on nous balance à la gueule. Il est magnifié par une interprétation aux cuivres, puis aux cordes (« Abandonned In The Woods »), et aussi par des arpèges d’accompagnements devenus célèbres aujourd’hui.
Puis viens le motif central, le thème de Monica, apparaissant pour la première fois au moment où elle devient la mère de David après le protocole d’empreinte. Tout comme celui de David et de la Fée Bleue, ce thème a été pensé comme une berçeuse (la plupart des motifs sont en rythme ternaire, qui pour rappel, est le même que celui d’une valse), avec des intervalles amples et lumineux : c’est tout simplement l’histoire de David et Monica, leur relation mère-enfant qui est relaté dans ce thème, magnifié dans l’acte final que ce soit avec la voix et le piano qui l’accompagne, ou lorsque ce dernier l’interprète seul. Il est absolument sublime dans « Where Dreams Are Born » grâce à la voix de Barbara Bonney. Celui de David comporte en réalité trois motifs : celui qui est couplé avec le thème de Monica (refrain de « For Always » chanté par Lara Fabian), puis deux qui se ressemblent énormément, audibles dans « Hide and Seek » : le piano synthétisé et leur grande amplitude leur donne ce côté pétillant et artificiel, donc léger et très joueur (David s’amusant avec Monica, par encore l’inverse).
A noter également, le très joli thème du souvenir (absent de la Bo !) joué au piano et au cor anglais notamment lorsque Hobby regarde les images de son fils.
Par conséquent, Williams joue avec tous ces éléments avec une grande précision et une grande justesse (toujours le bon dosage, aucune scène n'est ampoulée à cause de la musique) : il a vraiment accompli un travail d’équilibriste pour apporter les motifs au meilleur moment (les interventions du thème de la Fée Bleue vers la fin sont justes parfaites), et surtout gérer l’abondance instrumentale selon les scènes. «The Mecha World » en est l’archétype : de nombreux moments dans le film comporte peu d’instruments, mais chaque élément est travaillé (en particulier lorsque le célesta et la harpe s’accordent), le tout étant extrêmement souple, passant d’un registre à l’autre en un clin d’œil. Les passages riches en notes sont sublimes : le thème des Mecha, prenant la forme d'un ostinato rythmique, est juste somptueux avec ses cordes et ses bois dans « The Mecha World », accompagné par les seules percussions du film, apporte beaucoup d’ampleur à la scène où Joe et David découvrent le lion qui pleure.
Maintenant, imaginez tout combiné ensemble, puis ajoutez la virtuosité de John Williams pour ce qui est de la valorisation de ses arguments, sa gestion des transitions, et son talent pour magnifier une scène. La beauté peut paraître ici moins évidente à la première écoute que dans des œuvres comme Harry Potter ou Hook, car ici, elle est également très implicite, profondément attachée à l’histoire de David. Seule la vision du film permettra de rentrer pleinement dans cet univers pour y comprendre tous les indices et toutes les richesses que Williams a semé dans son œuvre (rien que la scène d’intro analysée plus haut, comment saisir toute la subtilité de « Cybertronics » sans la connaissance de l'histoire !). C’est pourquoi la scène finale est aussi touchante, apportant enfin le bonheur recherché à David après les épreuves et les souffrances qu’il a traversé (« Replicas » faisait preuve d’une froideur extrême quelques minutes plus tôt, avec une résolution qui se voulait terne et mélancolique et non pleinement réconfortante. Seule la voix de la fée bleue laissait entrevoir une solution). Tel l’aboutissement du conte qui nous est raconté, harpe et bois reviennent enfin au moment où David vit sa plus belle journée avec Monica, et leurs thèmes respectifs joués au piano se réunissent (à l’image de la chanson « For Always », où l’un forme le couplet et l’autre le refrain). Très cadencé et reposant, c’est à l’image d’une berçeuse que les thèmes se concluent par une coda alternative encore non entendue, clôturant en douceur le conte alors que David et Monica s’endorment ensemble pour l’éternité. Juste magnifique !