Difficile de s'atteler à la tâche consistant à traiter de cet album. Tout semble avoir été dit à son sujet, l'ambition qui l'animait (il fut à l'époque l'album le plus cher jamais enregistré), le soutien inédit qu'il reçut grâce à l'utilisation de la vidéo pour promouvoir son monstrueux single Bohemian Rhapsody (enfin), l'extravagance de ses compositions, le simple fait de parler de cet album est en soi un exercice classique. Pourtant, votre révérend ne rechigne pas et se lance, n'écoutant que son courage, dans la rédaction de sa chronique.
Death on Two Legs (Deticated to...) tient lieu d'ouverture. Revanchard et amer, la chanson est une attaque dirigée contre l'ancien manager du groupe même si son nom n'est jamais cité (mais moi je vous le dis, c'est Norman Sheffield). Le morceau commence par un piano brumeux et inquiétant rapidement couvert par une montée de guitares non moins menaçantes. Sur un mode proche du music-hall, la chanson se poursuit alors, Freddie Mercury couvrant le sujet de la chanson d'insultes fort inventives accompagné par un piano énergique. Le ton malveillant de la chanson est contrebalancé par son humour grinçant et l'élégance formelle du morceau. Celui-ci, comme presque tous les morceaux de l'album, s'enchaîne directement avec le titre suivant.
Lazing on a Sunday Afternoon nous ramène à l'époque des chanteurs de music-hall des années 20. Le son y est proche de celui d'un gramophone, il aurait été enregistré en faisant passer la piste de voix à travers un casque, placé dans un seau en métal pour créér une illusion de résonnance et de qualité altérée. La voix de Mercury ressort donc comme celle des Comedian Harmonists, complètement désuète et extrêmement manièrée.
I'm in Love With my Car est totalement différente, la chanson s'enchaîne pourtant parfaitement avec la précédente. Il s'agit d'un hard-rock rugueux, oeuvre de Roger Taylor qui chante ici les amours contrariées d'un homme et de sa voiture. Encore une fois, le batteur joue avec un thème très rock'n'roll et très adolescent, ce qui est loin d'être incompatible. On ne sait guère quel est le degré de dérision dans les paroles tant elle prètent à sourire.
You're my Best Friend concerne une relation plus traditionnelle puisqu'elle est la déclaration de John Deacon à sa femme. Comme le bassiste a toujours précisé que sa voix était horrible, il laisse à Freddie Mercury le soin de prèter la sienne à la chanson, accompagné par un orgue electrique au son un peu daté. Il s'agit d'une balade assez fraîche et un peu naïve quoique efficace. La chanson sera d'ailleurs le premier single à succès de John Deacon, classé au top10. Ce ne sera pas son dernier, nous le verrons plus tard.
'39 est un morceau de skiffle de Brian May. Le skiffle est en fait une sorte de country-folk très populaire dans les années 50 et particulièrement en Angleterre, les proto Beatles (alias Quarry Men) s'y frotteront d'ailleurs. Caractérisé par des instruments bricolés ou bon marché, le genre est ici utilisé par le guitariste pour conter une curieuse histoire de paradoxe temporel et de voyage dans l'espace. Les protagonistes de la chanson s'embarquent en effet pour un voyage spatial qui leur semble durer un an mais dont ils ne reviennent qu'au bout d'une centaine d'années terrestres. Ce thème de science-fiction est un choix tout à fait propre à Brian May, passionné d'astrophysique. Il soutiendra en 2007 sa thèse de doctorat en astrophysique : "Vitesses radiales dans le nuage de poussière zodiacal." Le titre curieux est dû au fait que cette chanson n'est autre que la 39e à figurer sur un album de Queen.
Sweet Lady est le morceau suivant, il s'agit d'un hard-rock élégant, à la rythmique complexe et évolutive. Le qualificatif "acide" est soouvent employé au cours de ce Master Marathon, cette chanson exprime tout à fait cette idée. Il y a beaucoup d'inventivité dans ce morceau très efficace qui se termine à un tempo nettement accéléré, proche du rythme de Tie Your Mother Down, grand succès de l'album suivant.
Seaside Rendez Vous arrive ensuite, opérant encore une fois un retour dans le passé. La musique est d'un genre proche du ragtime ou du dixieland très Nouvelle-Orléans. Les cuivres de l'orchestre sont certes joués à la bouche, ils n'en restent pas moins accrocheurs et l'emploi de multiples expression françaises plus ou moins appropriées ("C'est la vie Madame et Messieurs !") conforte cette ambiance de bastringue. Les paroles sont volontairement désuettes, au vocabulaire soigneusement choisi pour sonner "old fashioned" (ah oui...). La voix de Mercury cabotine dans les aigus avec délices. Ce morceau très réussi prouve que le groupe a décidé d'assumer pleinement ses choix et prend plaisir à nous offrir des pièces bien éloignées de ce qu'on attend d'un groupe prétendument hard-rock.
The Prophet's Song est une chanson de Brian May, il en chante d'ailleurs l'introduction. C'est le morceau le plus long que le groupe publiera sur un album. Il se compose de plusieurs parties distinctes qui s'articulent dans une ambiance de déluge. Le chant de Mercury y est celui d'un prédicateur plutôt halluciné, du genre qui a la bave aux lèvres et rappelle encore un peu les morceaux aggressifs et arrogants des premiers albums. Cette chanson marquera surtout par l'usage limite abusif des multi-pistes. Le chant de Freddie Mercury, puis des choeurs composé des trois membres, est démultiplié pour créer un effet hypnotique de réverbération. Cette partie ne semble pas en finir et on a un peu l'impression que le groupe vient de découvrir un nouvel effet, exploité jusqu'à la limite du supportable. Peut-être que cela était impressionnant au moment de la sortie, de nos jours cette surenchère prète un peu à sourire. Néanmoins, et avec culot, Brian May nous balance, dés les effets spéciaux terminés, un de ses tous meilleurs solos !
Love of My Life est le calme après la tempête, littéralement. Chantée par un Freddie Mercury extatique sur une guitare sèche et une harpe de Brian May, la chanson s'adresse autant à la compagne (oui) du chanteur, qu'à ses fans. Elle sera toujours un grand moments des concerts du groupe, transformée en duo entre le chanteur et le public qui finira par en chanter la majorité des paroles. Si d'autres chansons du groupe raillent parfois la mièvrerie des rapports amoureux, ici la sincérité est de mise avec une délicatesse indéniable.
Good Company est un autre morceau de type skiffle, dominé par le ukulele-banjo de Brian May. Avec ironie, il chante les mésaventures d'un homme pourtant averti par son père des dangers de l'existence, et qui finit par commettre les mêmes erreurs que son aïeul, terminant comme lui à fumer la pipe avec des enfants sur les genoux, amer et désabusé. Malgré toutes ses qualités réelles, le morceau souffre d'un grave défaut, il se trouve juste avant celui qui a dévoré petit à petit tout le reste de l'album par sa gandiloquence et son succès aussi inatendu que total.
Bohemian Rhapsody. Ce titre pourrait résumer l'album autant que la carrière du groupe. A sa création seul Freddie Mercury semblait le défendre corps et âme car une telle exentricité laissait pas mal de monde perplexe, membres du groupe compris. A présent qu'en reste-t-il ? 5'51. Trop long pour en faire un single, et pourtant ! Le morceau commence par une intro a-capella, brumeuse et onirique, Freddie Mercury chante ses malheurs, en alternance avec une assemblée constituée de sa propre voix et de celles de May et Taylor, multipliées en un choeur nettement mieux rendu que sur The Prophet's Song. Arrivent ensuite le piano puis la basse. Freddie Mercury alterne entre suppliques éplorées à sa Mama et détermination inflexible quant à sa volonté de faire face à la réalité. Au comble de sa peine, il avoue son souhait de ne jamais être né et, semblant ne plus en pouvoir, cède sa place à un solo ciselé de Brian May. Emplie de mélancolie, cette partie pousse volontairement le pathos à onze sur l'échelle de Sarah Bernardt, décrivant un déchirement total, une sorte de peine adolescente dans son expression la plus criante, pour mieux nous mener à la suite : l'opéra ! La surprise pour celui qui n'a jamais entendu la chanson est totale (en reste-t-il seulement ?), la guitare se tait et fait place à un majestueux piano. Le choeur revient, mais cette fois il dialogue avec le narrateur, l'oppressant lorsqu'il veut fuir, l'accablant lorsqu'il se défend, se riant de lui dans un éclat de "gallileo" et de "bismillah" inopinés. Belzebuth s'invite même aux accusateurs pour peser encore dans le procès qui est fait au personnage de la chanson. Les interventions du choeur sont empruntées au folklore de l'opéra, extravagantes et teintées d'un italien de pacotille. Malgré tout l'humour présent dans cette partie, elle est executée avec une rigueur millimètrée. Freddie Mercury a travaillée sur ces 1'15 environ pendant des semaines entières, remaniant les arragements, ajoutant des "mama mia", coupant de la bande à la taille d'autant de confettis qu'il estimait nécessaire à l'élaboration de son oeuvre et ruinant la patience des ingénieurs du son et des autres membres du groupe. S'enchaîne ensuite une nouvelle partie, un hard-rock colérique et sans concession. L'heure n'est plus à la pleurnicherie ni au simagrées, la mélancolie s'est muée en pure résolution, le narrateur n'a plus peur du conflit et le fait savoir. Combien de personnes dans le monde oscilleront violemment de la tête en écoutant ce passage ? Si des études statistiques sur la relation entre écoute de Bohemian Rhapsody et douleurs cervicales étaient publiées, les résultats devraient en être édifiants ! La colère s'atténue pourtant bien vite, cèdant la place à un apaisement et à une sérénité retrouvée. La voix de Mercury redevient délicate jusqu'au murmure et au gong final.
L'impact de cette chanson sera décisif, elle deviendra très vite et pour longtemps un classique ultime, non seulement du groupe mais aussi du rock dans son ensemble. Elle sera régulièrement citée comme meilleure chanson de tous les temps dans de nombreux classements en concurence avec des A Day in the Life des Beatles, des Stairway to Heaven de Led Zeppelin ou des Freebird de Lynyrd Skynyrd. Elle fait de Queen un groupe majeur. Elle sera aussi malheureusement un piège, le groupe peinant à réitérer un tel exploit, si bien commercial qu'artistique.
God Save the Queen, l'hymne de la Grande-Bretagne conclut l'album. Difficile d'imaginer plus forte conclusion que Bohemian Rhapsody, il fallait au moins ça pour terminer dignement. Brian May l'interprète à l'aide de sa Red Special, sa guitare bricolée, accompagné par la batterie puissante de Roger Taylor. C'est une conclusion arrogante, ironique, majestueuse et décalée, à l'image de l'album.
A Night at the Opera est l'album qui consacrera Queen comme un groupe incontournable. Les compositions sont travaillées à l'extrême et parfois même au-delà mais conservent toujours une part importante de sincérité et d'humour. Revenant constamment dans les classements type "Quel album emmeneriez-vous sur une île déserte ?" (une île déserte avec l'electricité et un équipement adéquat), il est urgent de le découvrir dans son intégralité, sa chanson phare Bohemian Rhapsody ne devant pas éclipser ses nombreux autres trésors. Le groupe a déjà exprimé son originalité et sa créativité sur Sheer Heart Attack, il confirme ici les espoirs (ou les réticences) qu'avaient soulevé ses précédents travaux. La suite en deviendra dés lors périlleuse, le groupe tentera de se porter chance en choisissant de nouveau, pour l'album suivant, un titre de film des Marx Brothers.
Important : Personne ne joue de synthétiseur sur cet album, et Freddie Mercury ne porte pas de moustache.