Dans les quaaludes et le vin rouge.
Cette fois ça y est, David Bowie est devenu la star qu'il rêvait d'être, son sillage parsème une poussière scintillante alors qu'il laisse derrière lui l'Albion conquise pour gagner l'Amérique, nouvelle cible dans ligne de mire de son pistolet à rayons.
Ouf, après cette pompeuse introduction nombreux seront ceux que j'aurais perdu en route. C'est malin. Mais que ça n'empêche personne d'écouter cet album, considéré de façon réductrice comme la suite de "Ziggy Stardust". C'en est effectivement la suite, mais pas que. Le personnage est le même, comme le souligne la couverture iconique, et l'album partage une partie du style et de l'ambiance du précédent. Une partie seulement. "Aladdin Sane" (je ne vais pas parler du jeu de mots) c'est comme l'a dit Bowie, les aventures de "Ziggy en Amérique". composé sur la route, il emprunte à l'imaginaire de la rockstar en tournée, ses drogues, ses foules en délire, ainsi qu'aux ambiances des villes visitées.
Comme une super éponge de l'espace, Bowie absorbe les codes du glam-rock de T-Rex et les mèle à différents styles récupérés ça et là sur la route. "Watch That Man"qui ouvre l'album de façon triomphante est composée à New-York. La chanson ressemble à l'évocation extatique d'une foule en délire découvrant l'extra-terrestre. La ferveur éclate en mille éclats avec ses guitares tonitruantes et un piano caractéristique. Pourtant, alors qu'on commence en terrain connu déboule la chanson titre qui, tout en conservant un net aspect glam, s'adjoint les services du pianiste Mike Garson pour gagner une dimension avant-garde jazzy encore jamais entendue chez Bowie. L'influence de Mark Bolan épouse contre nature celle de Bertold Brecht au sein de ce morceau à rebondissements qu'est "Aladdin Sane 1913-1938-197?". Le titre évoque bien-sûr les années précédent les deux premières guerres mondiales et annonce la prochaine, imminente...dans les années 70 alors. Cet ambiance de cabaret sera développée sur l'album par touches avec le déliquescent et nostalgique "Time" où le chant de Bowie semble tout droit sorti de "L'Opéra de Quat'Sous" (judicieusement composé à la Nouvelle-Orléans) et plus tard avec le final, lumineux et, lâchons les mots, fabuleux "Lady Grinning Soul".
Le rock n'est pas en reste, puisque non content de servir une version urgente et déglinguée de "Let's Spend the Night Together" des Rolling Stones, David Bowie livre quelques morceaux imparables et énervés. "Cracked Actor", le morceau de Los Angeles à présent, est soutenu par l'énergie electrique des guitares sur le thème de cet acteur qui ne sait plus vraiment qui il est à part le meilleur. "Panic in Detroit" (je me demande où celle-ci a été écrite) évoque à nouveau la folie du phénomène rock, clin d'oeil à Iggy Pop natif du coin ainsi qu'à Bo Diddley dans son riff irrésistible. "The Jean Genie" est du même tonneau, avec de nouveau un riff imparable et désormais un classique. La chanson évoquerait de nouveau Iggy Pop, mais également, et c'est transparent, Jean Genet ! Le fameux Aladdin trouve ici donc son propre Genie, sans même frotter de lampe. Ce morceau est du genre inoubliable et sera repris tout au long de la carrière de Bowie sur la plupart de ses tournées toutes périodes confondues.
Comme dans Ziggy Stardust, la nostalgie rock'n'roll est de mise au travers des morceaux au style désuet, très doo-wap, comme "Drive-In Saturday" où Bowie évoque un éventuel futur où les gens réapprendront le sexe en regardant des films porno, ou plus loin avec le très joli et plus "intimiste" (ce sont des guillemets en béton, ça reste la période Ziggy) "Prettiest Star".
En terminant sur le "Lady Grinning Soul" dont je parlais plus haut, on finit sur une atmosphère plus légère, éthérée même, céleste, comme si finalement Ziggy s'apprêtait à repartir sur ces envolées de piano venues d'ailleurs.
David Bowie s'est entouré de deux figures importantes dans l'évolution de son style sur cet album : Mick Ronson, le guitariste spatial de "Ziggy Stardust", et donc de Mike Garson avec son piano brechtien. Et c'est là tout le truc, allons, le génie de "Aladdin Sane", la rencontre improbable et pourtant très astucieuse et drôlement cohérente des univers du glam et celui du cabaret décadent. Bowie n'a pas la spontanéité de ses collègues glams, il n'a pas le punk avant l'heure des New-York Dolls ni la folie de T-Rex. A la place, Bowie intellectualise la chose, l'étudie sous toutes ses coutures, la dissèque et en livre sa version. Il n'invente pas, mais il sublime. Sans cesse en mouvement, "Aladdin Sane" est peut-être encore chez Ziggy, il n'en lorgne pas moins déjà chez les "Diamond Dogs" dont il porte déjà les germes. L'extra-terrestre est sur le départ et son message est délivré. Les Terriens avaient la sonde Pioneer, les Martiens avaient David Bowie, c'est un peu plus classe.