Tout petit, sur le tourne-disque Optalix familial, j’écoutais, fasciné, cet enregistrement de Serge Reggiani. La discothèque familiale n’était pas pléthorique et c’était si amusant de mettre un disque à l’époque, de tirer doucement le bras vers l’arrière et de déposer religieusement le saphir sur le bord du vinyle.
Ces chanson encadrées d’extraits de poèmes de Baudelaire, Prévert, Apollinaire, Rimbaud, cette pochette, ces photos noir et blanc, ce visage en gros plan, cette voix, ces musiques, ce son, ces paroles, je ne les comprenais pas vraiment, mais ça bouleversait profondément mon petit cœur d’enfant. Et ça s’est imprimé, indélébile comme un tatouage dans mon cerveau.
Alors vous imaginez, quand je suis tombé par hasard sur cette réédition en format moderne ! Magnifiquement respecté l’esprit de l’original, les mêmes photos, la même écriture avec les petites croix rouges en guise points sur les i, la même play-list... J’ai acheté, heureux et impatient de me replonger dans cette ambiance intime. Et je me suis replongé avec une émotion intacte dans ces chansons signées Moustaki, Gainsbourg, Vian, Dabadie, poignantes, pudiques et profondes. J’ai retrouvé ces textes à double tranchant, ces musiques exemplaires et cette voix grave, unique, troublante et envoûtante : Serge Reggiani, acteur, poussé à devenir chanteur par un extraordinaire découvreur de talent d’origine bulgare, Jacques Canetti.
C’est en 1964, chez les Montand-Signoret que Canetti, séduit par le timbre de sa voix, a convaincu Reggiani d’enregistrer un premier disque de chansons de Boris Vian, puis en 1966 celui dont nous parlons.
Directeur artistique chez Polydor-Philips, Jacques Canetti est également le patron du théâtre des Trois Baudets où il accueille tous les débutants qui lui plaisent, pour lesquels il a un « déclic physique dès la première écoute » comme il dit. Son formidable instinct fera donc que débuteront sur ses planches rien moins que Georges Brassens, Félix Leclerc, Serge Gainsbourg, Juliette Gréco, Raymond Devos, Jacques Brel... L’époque de l’après guerre était propice et fertile en nouveau talents, il est vrai. Encore fallait il les repérer, y croire et les accompagner vers le succès. C’est ce qu’a fait avec un incroyable flair Jacques Canetti, qui au début des années 60 crée son propre label « Productions Jacques Canetti » d’où sortira toute une collection de bijoux, tous dans le même genre d’écrin, avec le nom de l’artiste écrit de la main du producteur...et des petites croix rouges en guise de points sur les i : Catherine Sauvage, Jacques Higelin, Kim Ibarra, Brigitte Fontaine, Cora Vaucaire, Michel Simon, Jeanne Moreau, Serge Reggiani, Magali Noël, ont enregistré à l’époque dans cette collection qui est réapparue presque intacte dans les bacs des meilleurs disquaires.
Une sorte de leçon de la part d’une époque où le fond primait la forme, où on enregistrait douze chanson en quatre heures, orchestrations comprises, avec un résultat tel que tant d'années plus tard on s’en délecte encore sans nostalgie et en toute objectivité.