Ce dieu sans cesse nous laisse le souvenir du plaisir

Subjugué par les enregistrements de Marcelle Meyer, Alexandre Tharaud a décidé s'attaquer à son tour aux Nouvelles Suites de Pièces de Clavecin de Jean-Philippe Rameau éditées en 1729, soit quatre années avant qu'il n'entame à cinquante ans sa carrière de compositeur d'opéra - ce qui avait toujours été son ambition première. Et dans les trente années de carrière qui restent devant lui - il mourra à 80 ans pendant les répétitions des Boréades - Rameau n'écrira ensuite plus que deux pièces isolées pour cet instrument seul.

En 1729, Rameau a derrière lui une obscure carrière d'organiste de province, et est surtout connu pour ces deux précédents livres de clavecin et ses travaux théoriques. Il semble qu'il ait décidé d'éditer ce troisième livre essentiellement pour des raisons financières et pour se faire remarquer en tant que compositeur. Car guidé par son ambition d'écrire pour l'opéra et, contrairement à Bach, extrêmement peu porté sur la religion, il a décidé de mettre fin à sa carrière d'organiste et de s'installer à Paris à partir de 1723. Or la ténuité de sa production et sa réputation de froid raisonneur surtout connu pour ses traités théoriques, alimente la réticence de lui confier l'écriture d'un projet de plus grande envergure.

Ce livre est constitué de deux suites, la première en la, la seconde en sol. Seule la première comporte quatre danses, le reste du livre étant constitué de pièces de caractère.

Pour reprendre les mots de Christophe Rousset, "[Ce livre] est le chef d’œuvre d'un génie en pleine possession de son art. Chaque pièce est un joyaux serti dans l'esthétique développée par Rameau : noblesse, tendresse, traits d'esprit, l'ensemble propose une synthèse du meilleur de la musique de clavecin écrite jusqu'alors."

Plutôt flatteur, surtout que le clavecin à l'époque c'est Bach, Haendel, Couperin, Scarlatti... rien que ça !! L'allemande est un simplement un des plus beaux morceaux jamais écrit pour le clavier, la rigueur de forme de Bach associée à la ductilité et la sensibilité de l'école française, Rameau y a atteint le sommet d'une poésie mélancolique et tendre. Les trois mains éclatent le clavier, libèrent les mains, préfigurant les excès romantiques dans un fandango irrésistible, du Scarlatti avec un supplément de folie et d'élégance. Concernant la noblesse, il suffit d'écouter la gavotte et ses six doubles (autre terme pour variation) pour en être submergés, clouant l'harmonieux forgeron d'Haendel dans un morne désuétude. La poule est un brillant exercice de composition basé sur une simple cellule rythmique, et oui Beethoven, tu n'es pas le premier...

Et ce qui est fascinant, c'est de constater à quel point cette musique écrite pour le clavecin est encore plus belle interprétée au piano. Ce qui est loin d'être évident, car ces instruments, clavier mis à part, ont très peu en commun. Le clavecin n'a pas du tout les mêmes capacités de résonance et de nuance que le piano. Ce qui bien sûr influence l'écriture de la musique, les notes étant toujours égales et durant beaucoup moins longtemps, les partitions pour clavecin comportent beaucoup moins de respiration que les partitions pour piano et les accords doivent souvent être arpégés pour rendre l'harmonie compréhensible. Cette prouesse démontre l'universalité du génie de Rameau qui considérait le clavecin comme un orchestre en soi, tant qu'il a fini par l'associer à un violon et un viole de gambe pour en élargir le registre dans les pièces de clavecin en concert (autre chef d'œuvre de la musique occidentale au passage), ce qui rend sa musique ouverte à toutes les transcriptions - d'ailleurs certaines des pièces du recueil seront intégrées à ces futurs opéras (les Sauvages, le Menuet, la Sarabande) - et qui dans ses recherches théoriques avait énormément réfléchi à la puissance évocatrice de l'harmonie.

Et l'interprétation d'Alexandre Tharaud est magistrale, sa vélocité sert très bien la musique de Rameau, il ne néglige par les ornementations, si importantes pour le baroque français, ces trilles sont parfaites. Sa science du rythme est impériale, toujours alerte, jamais uniforme, il a parfaitement compris le sens de cette musique, composée par le plus grand compositeur de ballet avant Stravinski (dixit William Christie).

Si vous aimez la musique, jetez vous sur ce disque, c'est une version de référence pour un des plus beaux recueils écrits pour le clavier.

AssezGentilGéant
10

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le 1 déc. 2023

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