La sortie de All Eyez On Me le 13 février 1996 est le fruit de la réunion de deux personnes qui auraient mieux fait de ne jamais se rencontrer. Pourtant, ce n'est pas comme si l'album avait marqué l'industrie de la musique à sa sortie. Certifié cinq fois platine juste deux mois plus tard, et plus de neuf fois trois ans après, il s'en est vendu au total plus de cinq millions rien qu'aux USA selon les chiffres de 2011. Premier double album de l'histoire du hip-hop américain, il contient deux singles à succès et est considéré unanimement comme l'un des albums les plus influents des années 90. Devant ces chiffres mirobolants et le succès critique et public qu'a rencontré cet opus lors de sa sortie, se cache une réalité beaucoup moins reluisante. Le revers de la médaille n'en est que plus lourd à assumer pour son créateur qui verra son destin scellé par cet album.

Pour comprendre comment deux figures célèbres du rap américain ont pu produire un tel succès retentissant pour finir par engendrer l'un des plus grands drames qu'il ait jamais connu, il faut revenir en arrière.

Joueur de football professionnel de seconde zone à la carrure imposante, Marion Knight Jr. pense à une reconversion qui lui assurerait gloire, fortune et succès. Né en 1965 à Compton en Californie, il est sûr qu'il n'hésitera pas à se salir les mains pour arriver à ses fins. Lui que les rumeurs disent affilié avec le gang local des Bloods. C'est immédiatement vers le business de la musique qu'il décide de se tourner pour commencer sa nouvelle carrière. Heureusement pour lui, en ce tout début d'année 90 à Compton, un groupe déchaîne les passions. Considéré d'ores et déjà comme le groupe le plus dangereux du monde, les Niggaz With Attitude tout habillés de noir, sont sur toutes les lèvres. Bien que leur réputation soit connue de tous les commissariats du coin jusqu'à la côte Est, des problèmes internes viennent noircir le tableau. Ice Cube vient de brusquement claquer la porte à cause dit-on de royalties non payées. N.W.A. vient de perdre son meilleur MC et l'auteur de la majorité de leurs singles à succès. Malgré ce départ dont il se serait sûrement bien passé, le leader Eazy-E, derrière ses lunettes noires reste serein. Il lui reste sa poule aux œufs d'or, son magicien de la boîte à rythme, celui grâce à qui son label Ruthless Records accumule les disques d'or depuis des années. Ce maestro se nomme Dr. Dre, et c'est sur lui que Knight décide de jeter son dévolu. Le deuxième album des N.W.A. sorti, il profite du moment de clairvoyance du beatmaker sur sa véritable place au sein du label et quelques royalties manquantes sur son compte en banque pour lui proposer de monter un label avec son aide. Dre quitte alors Ruthless Records après que Marion ait fait une offre à Eazy-E qu'il ne pouvait refuser, pour créer une nouvelle enseigne dans le rap américain.

Le label Death Row Records est alors crée en 1991. L'album The Chronic de Dre un an plus tard est la première sortie du label et un premier succès retentissant. A partir de là, Death Row allait écraser la concurrence et marcher sur l'eau durant toute la première partie des années 90. Avec entre autre la signature du jeune Snoop Doggy Dogg et l'essor d'un nouveau courant nommé le G-Funk, Dr. Dre allait confirmer qu'il était la figure incontournable du rap californien tandis que Marion Knight Jr., rebaptisé Suge Knight, compte les dollars qui s'engrangent par millions. Un label constitué uniquement de rappeurs chantant la gloire de la vie de gangsters comme les vols, la drogue et le meurtre attise forcément les polémiques. Principalement son président, qui ne cache en aucun cas son appartenance au gang des Bloods. Souvent vêtu de rouge, il cultive une attitude de mafieux tout droit sortie du cinéma tandis que des soupçons de financement grâce à la drogue et sur sa gestion du label se font de plus en plus sérieux. C'est avec l'aide de Jimmy Iovine, CEO d'Interscope et de 1,4 millions de dollars, qu'il réalise en 1996 un coup de poker magistral qui restera à jamais dans l'histoire de la musique américaine.

L'année 1996 ne se profile pas sous les mêmes auspices pour le rappeur Tupac Shakur . Détenu à la prison Clinton Correctional Facility de New York, il purge sa peine depuis un an pour agression sexuelle. L'affaire remonte à 1994 où une femme porte plainte car 2Pac et des amis à lui l'auraient violé dans une chambre d'hôtel. Là où beaucoup voient dans cette détention un sérieux frein à son ascension fulgurante dans la musique n'en reviennent pas lorsque son troisième album, Me Against the World atteint des records de ventes. Sorti peu de temps après son emprisonnement, il s'en écoule 240,000 copies la première semaine, pour finir multi platine, faisant de Tupac le premier artiste tout genre confondu à atteindre la première place des charts alors qu'il est en prison. Bien entendu ce succès est une sorte de pied de nez de Shakur à toutes les critiques qu'il encaissait depuis des années, mais purgeant une peine de prison alors qu'il se dit innocent, le rappeur se renferme sur lui-même.

Cette accusation d'agression sexuelle n'est en effet pas le seul événement marquant pour lui en cette année 1994. La nuit du 30 novembre au Quad Recording Studios de Manhattan, il se fait tirer dessus cinq fois par deux hommes armés. Transporté d'urgence au Bellevue Hospital, il s'en sortira sans trop de dommages, mais se présentera tout de même en chaise roulante à la cour pour entendre sa sentence dans l'affaire de la plainte de la chambre d'hôtel. L'affaire de la fusillade marque beaucoup Shakur et la paranoïa commence à l'habiter. En effet il accuse Sean "Puff Daddy" Combs et son ami de longue date The Notorious B.I.G. d'être les commanditaires de cet tentative d'assassinat. Il est vrai que le PDG de Bad Boy Records ainsi que son MC protégé se trouvaient dans le bâtiment lors de l'attaque, mais aucune preuve ne permet de prouver ce qu'affirme le rappeur.

Artiste multi-platiné adoré par le public comme par certaines critiques, accusé de viol et sous le feux des polémiques qui le traitent comme le pire des criminels, emprisonné injustement alors qu'il clame son innocence, Tupac se renferme sur lui-même alors qu'il se demande à quels amis il peut encore faire confiance. C'est lors de ce moment de faiblesse qu'un patron de label à la carrure d'armoire à glace et vêtu de rouge de la tête aux pieds décide de faire son entrée dans le destin du détenu. Suge Knight arrive avec un chèque de 1,4 millions de dollars, soit la somme de la caution du rappeur californien, pour lui proposer un marché. Si le PDG de Death Row Records fait sortir Pac de prison, celui-ci s'engage à signer un contrat qui le lie à sa maison de disque pour trois albums. Devant le succès de l'artiste qui semble transformé tout ce qu'il fait en platine, cette énorme somme sera remboursée plus vite qu'elle n'est arrivée doit se dire Knight. En quête de repères, de nouvelles personnes à faire confiance, de plus en plus paranoïaque, Tupac n'a qu'une idée en tête ; trouver un moyen d'exprimer sa haine accumulée depuis des années. Comptant parmi les plus grande figures du rap de la côte Ouest, comme Dr. Dre ou Snoop Dogg, le label Death Row semble répondre parfaitement à ce critère. Shakur accepte le marché mais impossible de savoir s'il sait qu'il vient de signer un pacte avec le diable en personne. Bien que libéré de prison, il ne sera plus jamais libre réellement, la faute à Suge Knight qui exercera une véritable pression sur le rappeur, tirant les ficelles dans l'ombre jusqu'à précipiter la chute prématurée de son nouveau protégé.

Cette sortie de prison ajoutée à cette signature de contrat chez le baron du rap américain n'ont fait qu'attiser de plus grandes critiques de la part d'associations jusqu'aux médias de masse. 2Pac avait déjà montré de manière subtile cet acharnement dont il était la cible dans son précédent opus. L'introduction n'était qu'une suite de bouts de JTs où il était question entre autre de la fusillade et cette affaire de chambre d'hôtel. L'album portait alors le titre on ne peut plus juste de Me Against The World ; 2Pac devait faire face seul à un monde des médias impitoyable avec comme seule arme sa musique et son intelligence. L'immense succès du single Dear Mama ou l'espoir et le côté conscient que l'on retrouvait à travers les titres prouvait que Tupac était bien plus qu'un simple macho sexiste et dangereux. Ce troisième opus était sa consécration en tant que personnage capable de rassembler les consciences autant musicalement que publiquement. Malgré son emprisonnement, les ventes étaient la meilleure preuve de l'amour du public pour le rappeur qui voyait en lui plus qu'un artiste mais une figure emblématique.

Du côté de Death Row, personne ne sait si Tupac s'occupe de l'émulation qu'il provoque toujours du côté de ses auditeurs. Il est sûr qu'il a la tête ailleurs, jusqu'à nommer son quatrième album All Eyez On Me ce qui montre que le californien se sait encore plus observé que jamais pour le moindre de ses faits et gestes. La cible est surtout définie d'entrée et ne semble pas trop changée depuis son dernier essai. Malgré tout, la façon de faire ne sera plus la même. Shakur n'a plus la patience ni la confiance et semble-t-il la confiance pour exprimer son message à travers des textes conscients. Il n'a qu'une idée en tête, entrer en studio et exprimer tous les sentiments et les émotions enfouis en lui pendant ce séjour en prison. Il s'entoure alors d'une équipe en béton armé et se réfugie en studio pour ne presque plus voir la lumière du jour. C'est d'ailleurs lors de ces sessions d'enregistrement que Tupac a enregistré des centaines de morceaux à un rythme effréné qui feront plus tard les beaux jours des multiples best-ofs qui fleuriront avec les années. Fidèle à sa réputation de travailleur acharné qui n'a pas de temps à perdre, le rappeur travaille jour et nuit sans relâche sur les sessions de ce quatrième album. Jusqu'à ne laisser qu'une seule et unique chance aux rappeurs invités sur les différents morceaux. Seul Snoop Dogg aurait eu le droit à une deuxième prise sur le classique "2 of Amerikaz most wanted", véritable privilège dans ce rythme de travail inhumain où Tupac ne veut absolument pas perdre de temps.

C'est que la liste des invités est impressionnante. Si le chien de Long Beach vient poser son flow nonchalant, toute la clique californienne est présente, allant de son nouveau groupe Tha Outlawz, Tha Dogg Pound, Nate Dogg, K-Ci & Jojo et même les new-yorkais Redman et Method Man. N'importe quel rappeur donnerait tous ce qu'il a pour n'obtenir qu'un seul de ces guests prestigieux, histoire de s'attirer bonne publicité. Mais 2Pac n'est pas le premier venu, et il s'agit de son propre album. Que les performances des petits couteaux tels que Storm, C-Bo, Dru-Down ne restent pas dans les mémoires peut se comprendre, mais que les poids lourds paraissent plus en retrait en est une autre. Sur "Got my mind made up", les Blunt brothers Redman et Method Man, habitués à des couplets de folie dans la plus grande exubérance, rappent d'une manière très sage, sans leur enlever à leur talent. Il est évident que l'aura de 2Pac va jusqu'à transparaître sur chaque performance des MCs, comme s'il était prêt à lancer sa sentence à chacun de leur faux-pas.

Une sentence que 2Pac veut d'ailleurs voir s'abattre sur le monde entier sans distinction. Pendant plus de deux heures, 2Pac entre en guerre et All Eyez On Me est son arme de destruction massive. Finit la production teintée de soul et de funk destinée à sublimer les messages conscients, place à la production faite pour tout emporter sur son passage. Johnny J et Dat Nigga Daz produisent la majorité des titres faisant de ce quatrième album un véritable blockbuster. Bien que certains morceaux soient dispensables ("Thug passion", "Whatz ya phone N°"), l'auditeur n'a presque pas le temps de s'en rendre compte lors de la première écoute tellement le rythme y est effréné, la rage palpable, la rime aiguisée. All Eyez On Me dépasse le cercle même de l'album de rap, il représente un style de vie à lui tout seul, il est le fruit de dix ans de rap californien initié par des groupes comme N.W.A. Il n'est plus question pour Shakur de parler de sa mère, ni d'être contre le monde, Shakur veut montrer au monde ce qu'il est devenu, ce que le monde lui a fait, et qu'il le tuera pour ça. C'est donc bandana sur le crâne chauve, les majeurs en l'air et une arme automatique pas loin et une strip teaseuse plus près encore que 2Pac nous parle de la Thug Life. Titre après titre, la vie de voyou y est rappée de manière plus ou moins subtile, transformant chaque morceau en hymne pour les milliers de gangsters et membres de gangs qui gangrènent les banlieues de L.A. Bien que cet aspect à la fois dans l'attitude et les textes de 2Pac se retrouvaient déjà sur les albums précédents, c'est bien sur All Eyez On Me que le californien en parle allègrement et sans remords.

Pourtant on sent chez le rappeur cette lutte qu'il semble se livrer à lui même pour ne pas complètement se renier. Plus intelligent que la moyenne des rappeurs usant des propos traitant de la "Thug life" jusqu'à la moelle, et étant conscient de sa force à rassembler les foules, il ne veut pas lâcher prise. Des titres comme "Life goes on" où "I ain't mad at cha" sont la preuve qu'il existe encore de la conscience derrière cet excès de virilité et de violence, et que le passé ne l'a pas totalement écrasé. Tout comme ce fait qu'All Eyez On Me soit un double-album, ce qui n'est aucunement anodin. Bien que la pression de Suge Knight sur Pac soit importante - des membres proches du rappeur auraient été écartés du jour au lendemain, manipulation de l'artiste - il y avait chez lui encore assez de clairvoyance pour se rendre compte que ce contrat chez Death Row était un coupe-gorge. Un double-album, cela voulait dire plus qu'un seul rendu à devoir à Knight pour se rapprocher vers la sortie et gérer de nouveau son destin comme il l'entend.

Tupac s'est construit avec cet album un personnage encore plus difficile à cerner et rempli de contradictions. Même si son côté conscient et de l'optimisme sont tout de même présents dans son rap, le côté gangster-voyou-rappeur est trop fort, et Shakur semble pouvoir emporter tout sur son passage par moment. Il n'y a qu'à écouter "Can't C me" (produit par Dr. Dre) qui ouvre le deuxième CD pour être happé en pleine écoute par la rage qui semble possédée le rappeur ou "Holla at me" et sa montée crescendo dans son flow qui ne demande qu'à être dégoupillé pour exploser. Au milieu de cette guerilla urbaine, 2Pac n'en reste pas un faiseur de tube incontournable. "California love" produit et en featuring avec Dr. Dre est devenu au fil des années tellement emblématique, qu'il sert à représenter lui-même l'artiste au bandana. Véritable hymne de la Californie, des gangsters de L.A., du morceau qu'il faut connaître même si l'on n'aime pas le rap, ce morceau a su traverser les années sans prendre aucune ride, pour devenir un classique de la musique avec un grand M, se retrouvant dans les classements les plus prestigieux pour finir dans la pop culture. Ce simple titre, placé au milieu du premier CD, enjolive l'album entier. Un simple thug de Cali n'aurait jamais réussi ce tour de force, Tupac si. Preuve qu'il est bien plus qu'il ne veut le laisser penser, mais se complait à montrer au monde le contraire.

2pac a rendu culte ce que les critiques lui reprochaient depuis des années tout en devenant une figure incontournable de la Californie. Il a retourné les armes de ses assaillants contre eux pour se rendre intouchable et surtout inoubliable post-mortem après ce fait rentré dans les mémoires.

13 septembre 1996, University Medical Center, Las Vegas. A 16h03 heure locale, Tupac Amaru Shakur est déclaré mort après une insuffisance respiratoire et un arrêt cardio-respiratoire suite à ses blessures par balles subies alors qu'il se trouvait avec Knight dans une voiture à Las Vegas. La Côte Ouest en deuil vient de perdre l'un de ses artistes les plus emblématiques dans un événement des plus dramatique et brutal que le rap n'ait jamais connu. D'autant plus tragique que le flou le plus total plane encore sur cette histoire dix sept ans après sans qu'aucun véritable coupable n'ait été mené devant la justice. Corruption, affiliation de gangs, soupçons du FBI, patron de label aux mains sales, au fil des années de nombreux scénarios se sont succédés pour tenter de mettre la lumière sur ce fait morbide. On se croirait dans un thriller sans fin. Malgré la violence des faits, difficile d'imaginer pour autant un autre destin pour le rappeur alors seulement âgé de 25 ans aux vues de la tournure qu'avait prit sa vie depuis des années, et surtout après sa rencontre avec Suge Knight. Entre vie faite de paranoïa, de haine et violence, le patron du label à la chaise électrique comme logo, aura eu la peau de 2Pac à petit feu.

Entre succès et descente aux enfers, conscience et provocation exacerbée, voyou et poète et acteur de talent à la carrière encore prometteuse, Tupac Shakur n'aura jamais autant joué ces rôles à la fois que sur ce quatrième album. Devenu son plus célèbre opus grâce à la puissance de ses singles, de sa force et sa rage incomparable, de la technique dont il fait preuve surclassant nombre de ses compères, il n'empêche qu'il reste son travail le plus fascinant. Mais pas dénué de défauts comme le témoignent trop de titres dispensables ou qui auraient mérité mieux. Un album de 2Pac n'est jamais un album comme les autres et ces imperfections sont gommées par le culte que cet album s'est crée dès sa sortie pour le devenir encore plus avec les années. Les années ont aussi gommées les nombreuses critiques que l'artiste aura subi tout au long de sa carrière, et même dix-sept ans plus tard, ne reste plus que le public, qui a finalement toujours veillé sur 2Pac comme quand il était contre le monde, et qui finalement a toujours eu les yeux sur lui.

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le 8 sept. 2013

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Stijl

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