Immense succès commercial, critique et riche en récompenses, The College Dropout de Kanye West est le fruit de plusieurs années de labeur. Le résultat d'un parcours artistique semé d'embûches pour son créateur, à l'opposé de la musique noire chaude et réconfortante qu'il sample à foison sur ce premier album. Né le 8 juin 1977 d'un père membre des Black Panther et d'une mère présidente du département anglais de l'Université d'Etat du Chicago, il grandit dans le milieu de la middle-class américaine. Très vite intéressé par l'art en tout genre, et particulièrement celui de la musique, il devient vite passionné et amoureux du hip-hop. Une passion qui ne s'essouflera jamais et qui sera son moteur pour de nombreuses années, avant d'enfin connaître le succès tant attendu.
Ayant emménagé à Chicago à l'âge de trois ans avec sa mère suite au divorce de ses parents, il va tout faire pour être un acteur de la scène rap de la ville, et ce même avant ses vingt bougies. La rencontre avec le producteur No ID, figure célèbre et respectée de la ville du Nord des Etats Unis lui permettra de se perfectionner dans l'art du sampling et de la production. Le jeune Kanye aura alors pendant quelques temps l'occasion de proposer ses travaux à des rappeurs locaux tout en continuant de progresser. Mais le revers de la médaille sera lourd à encaisser. Développant déjà son propre style, son entourage mais aussi les autres artistes ou les maisons de disques ne voient en lui qu'un producteur. Alors que le chicagoan inspire au plus profond de lui-même être derrière le micro plutôt que derrière les platines. Une ambition dont il rêve depuis ses débuts et qui laissera des traces.
Pendant des années West va alors essuyer des refus de la part de labels le jugeant incompatible avec les modes du moment du hip-hop et pas assez talentueux. Ne lui permettant pas de signer un contrat pour son propre chef, mais bien de produire des titres pour des artistes de plus en plus connus pendant ce temps. Dès les années 2000, des artistes de tout horizons ont pu profiter de son style reconnaissable et soulful avec succès ; Alicia Keys ("You don't know my name"), Ludacris ("B R Right"), Janet Jackson ("I want you") ou encore John Legend ("Used to love U"). Mais c'est bien un certain Shawn Corey Carter qui permettra à sa carrière de prendre une nouvelle dimension, avant même ces collaborations. Au début du nouveau millénaire, Jay-Z souhaite sortir un album spécial, qui marquera les esprits en retrouvant l'authenticité de ses débuts et de la musique noire. Plongé dans un univers fait de soul des années '70 proche de la musique de la Motown, le travail de production de Kanye correspond à la description que Jay-Z a en tête. Le label de Mr. Carter, Roc-A-Fella, soutient alors le chicagoan qui ne produira pas moins de quatre morceaux sur l'album de son nouveau mentor. The Blueprint voit le jour le 11 septembre 2001 et devient un classique instantané auprès du public et de la critique qui salue la finesse du travail effectuée par West. C'est le début de la consécration, confirmée par Jay-Z en personne qui remet en main propre la chaîne Roc-A-Fella à son poulain lors d'un concert.
A présent signé en maison de disque, Kanye touche au but, celui de réaliser son rêve de toujours. Lui qui a essuyé de nombreux refus de la part de tant de labels, dont Capitol, va enfin pouvoir saisir l'opportunité de se lancer en solo. Comme pour de nombreux grands artistes avant lui, un événement crucial est souvent déclencheur. Pour Kanye West il arrivera la nuit du 23 octobre 2002. Après une longue session dans un studio en Californie, l'artiste rentre chez lui seul au volant de sa voiture, alors que la fatigue se fait sentir. Il finit par s'endormir et percute de plein fouet un autre véhicule. Un crash qui a faillit lui coûter la vie. Seulement il ne s'en sortira pas indemne mais bien avec la machoire fracturée à trois endroits. Suite à une opération il se retrouve avec des fils pleins la bouche sans savoir s'il pourra de nouveau parler correctement un jour. Cet accident marquera West à vie, et agit tel un signe tombé du ciel, et se dit miraculé d'être encore en vie. C'est seulement deux semaines plus tard et l'intérieur de la bouche cousue de partout, qu'il rentre en studio pour enregistrer son premier titre phare, celui qui l'identifiera et marquera à vie cette période de sa vie de façon pérenne. Sur un sample de "Through the fire" de Chaka Khan, "Through the wire" deviendra son premier tube, alors même que sa diction est gênée par les fils. Une fois remis, West va pouvoir finaliser le travail de son premier album solo, le fameux The College Dropout.
Titre qui rappelle les années universitaires du rappeur où il a essayé deux écoles d'art différentes avant d'abandonner sans passer aucun diplôme, l'appel de la musique étant trop fort. L'album traite bien évidemment de ce thème, notamment grâce aux skits "School spirit" 1 et 2, "Lil Jimmy skit" et le titre "School spirit" sur un sample d'Aretha Franklin (le morceau est d'ailleurs censuré car la chanteuse ne voulait pas de grossièretés) mais englobe surtout le parcours d'un homme qui n'a jamais laissé tombé, avec ses succès, ses désillusions et ses croyances. N'ayant pas vraiment un véritable commencement, The College Dropout est le résultat d'au moins de six années, pendant lesquelles l'artiste a eu le temps de se perfectionner, d'observer, tout en gardant ce style si particulier et reconnaissable entre mille. Il faut dire que ces influences soul des plus grands noms de la musique noire a fait du bien au rap américain, qui commençait à devenir pauvre ou simpliste dans les productions et toujours plus hardcore dans les textes. L'arrivée d'artistes comme Alicia Keys ou John Legend au début des années 2000 a aussi prouvé qu'une envie de revenir à ces sonorités se faisait ressentir. Kanye West deviendra alors l'un des chefs de file de ces artistes passionnés et influencés par cette musique.
The College Dropout peut alors être vu comme un hommage de 76 minutes à cet héritage. Marvin Gaye, Curtis Mayfield, Aretha Franklin, Jackie Moore ou encore Luther Vandross ont des places de choix parmi les 21 morceaux de l'album. Avec le gentleman Jamie Foxx au refrain, la mitraillette humaine Twista au dernier couplet, une instru faite de samples vocaux, de pianos classieux et de tam-tam, "Slow Jamz" en est le parfait exemple. Capable d'ambiancer une soirée comme d'inviter à un moment intime entre deux personnes, comme le savait si bien faire les crooners des '70s. Il est un des tubes de l'album et premier morceaux classé numéro 1 pour les trois artistes. Que dire alors du sublime "Spaceship" en featuring avec GLC et Consequence, perle au ryhtme planant, envolé, emporté par le flow impeccable des trois MCs. Les voix aigues, rapides et répétées dans les morceaux sont aussi sa plus grande marque de fabrique, devenant des instruments à eux seules.
Conscient de sa chance d'être encore en vie, et d'avoir pu poursuivre sa carrière après son accident, Kanye se croit bénit, une dose de spiritualité toute en symbole, qui l'accompagne sur beaucoup de titres de cet album. A la fois dans les textes et les instrumentaux. Le gospel avec les choeurs sont très présents et apporte un côté grandiose, authentique et sincère à The College Dropout. Ce n'est pas pour rien que l'interlude "I'll fly away" est présente sur l'album. Titre écrit en 1929 par Albert E. Brumley, il est le morceaux le plus chanté et repris par la musique gospel. Le très beau "Family Business" au piano ressemble à une grande prière collective une fois les choeurs et le refrain commencés, tandis que "The new workout plan", construit sur des notes de violons sorties de nulle part, finit en vocoder digne des '70s. Mais le morceau le plus spirituel s'il en est reste "Jesus walks", un des plus grands cartons de West. Basé sur un sample de "Walk with me" performé par le ARC Choir, sa batterie militaire, ses bruitages, le titre prend aux tripes et permet à l'artiste d'exposer sa pensée sur la religion et la façon dont chacun va utiliser cette croyance comme bon lui semble. Quitte à critiquer les radios et leur politique de refuser tel ou tel titre selon leur thème, et leur hypocrisie quant à diffuser des morceaux sur les flingues, la drogue, la violence mais pas la religion.
Du côté des featurings, Kanye a su s'entourer de la crème de la crème, et montre ses influences et infinités, loin des airs gangsta des voisins New-Yorkais ou californiens. Sur le génial "Get em high", Talib Kweli et Common sont conviés à une sorte d'égo trip tout en techniques et flows variés sur des grosses basses et des notes de synthés répétitives et alliénantes. Tandis que sur le non moins superbe "Two words", Freeway de Roc-A-Fella et Mos Def enflamment le micro sur un sample de "Peace & Love (Amani Na Mapenzi) – Movement III (Time)" de Mandrill. Avec ses choeurs, son sample vocal pitché, sa guitare électrique, "Two words" a de quoi donner la chair de poule à chaque écoute. Des choix d'invités qui confirment des textes conscients et une posture plus intimiste dignes de cette nouvelle génération qui va chercher ses racines dans les Native Tongues des '90s. Même le patron Jay-Z suit ce chemin sur le très bon et touchant "Never let me down" avec J. Ivy, rappeur récompensé de maintes fois à des concours de poésie. Instrumental au piano, les trois artistes se surpassent, rejoint par des choeurs de toute beauté vers la fin du morceau. Ludacris arrive avec sa fougue le temps d'un "Breathe in breathe out" tout en cuivres, en guise de défouloir.
Si The College Dropout fait penser au début à un album sur les aventures universitaires de son créateur, à travers quelques piques et un certain humour, il se révèle beaucoup plus profond qu'il n'en a l'air. Travail d'un seul homme étalé sur plusieurs années, remplies de déceptions, faits tragiques mais aussi de bonheur, il aurait pu être noir et pessimiste, mais il n'en est rien. Chaleureux, fougueux, créatif, The College Dropout est tout ça à la fois et correspond tellement à son créateur. Un artiste qui a du passer par quelques difficultés pour en arriver là où il est aujourd'hui. L'école peut d'ailleurs être vu comme une métaphore de la société, avec ces personnes qui rappellent sans cesse qu'un diplome est nécessaire pour faire quelque chose de sa vie, alors que le plus important est peut être simplement de croire en ses rêves. Travail démentiel pour un premier album, The College Dropout s'écoute sans aucune difficulté et permet de découvrir un artiste à ses débuts avant qu'il ne devienne la star internationale qu'il n'est aujourd'hui.
Le travail sur la production est spontané tout en étant précis, plein de références sans le rendre inaccessible, sincère sans en faire trop. Comme dans le dernier morceau, "Last call", où le rappeur arrête de rapper pendant quelques minutes et raconte le plus simplement possible sa rencontre avec Jay-Z et ce qu'il a suivi, comme s'il n'en revenait pas encore. Kanye avait peut être quitté l'université, mais il venait de rentrer dans la cour des grands.